La séance royale du 23 juin s’annonce décisive. Il ne peut pas y renoncer, malgré les propos de Necker, qui refuse d’y participer.
« Elle irritera la nation au lieu de la mettre pour soi », dit le directeur général des Finances.
La grande salle est gardée par de nombreux soldats lorsque les députés y pénètrent, appelés par ordre.
Et le comte d’Artois regarde avec arrogance ces élus du tiers état que la pluie a trempés.
Le roi, aux côtés de son frère, paraît triste et morne.
Mais quand il se met à parler, sa voix, d’abord « tremblante et altérée », se durcit, autoritaire, lorsqu’il déclare que les délibérations tenues par le tiers état, qui prétend être une Assemblée nationale, sont « nulles, illégales, inconstitutionnelles ».
Il avait dit à une députation de la noblesse :
« Je ne permettrai jamais qu’on altère l’autorité qui m’est confiée. »
Et devant les trois ordres, il reste fidèle à cette promesse même s’il consent à l’égalité devant l’impôt, à la liberté individuelle, à la liberté de la presse, à la création d’états provinciaux.
Il accepte le vote par tête mais préserve le vote par ordre quand il est question des « droits antiques et constitutionnels des trois ordres ».
Quant à l’égalité fiscale, il s’en remet « à la volonté généreuse des deux premiers ordres ».
Donc point d’Assemblée nationale, point de Constitution.
Et le roi menace :
« Si vous m’abandonniez dans une si belle entreprise, seul je ferai le bonheur de mes peuples. »
Est-ce l’annonce de la dissolution des États généraux ?
« Je vous ordonne de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin, chacun, dans vos salles affectées à votre ordre pour y reprendre vos délibérations. »
Le roi se lève, sort. Les fanfares jouent cependant qu’il monte dans son carrosse.
Toute la noblesse le suit, et la majorité l’imite.
Reste la masse noire du tiers état, silencieuse.
Le destin hésite, et Louis ne l’ignore pas.
Le grand maître des cérémonies, le marquis de Dreux-Brézé, s’avance, superbe dans son costume chamarré :
« Sa Majesté, dit-il, prie les députés du tiers de se retirer. »
Un piquet de gardes françaises et de gardes suisses l’a accompagné jusqu’à la porte. On voit luire leurs baïonnettes.
Bailly, pâle, répond que « l’Assemblée en allait délibérer, mais que la nation assemblée ne peut recevoir d’ordres ».
Mirabeau s’approche, tel un lutteur qui va agripper son adversaire :
« Monsieur, lance-t-il, allez dire à votre Maître qu’il n’y a que les baïonnettes qui puissent nous faire sortir d’ici. »
C’est l’épreuve de force.
« Le roi et la reine ressentent une frayeur mortelle, avait noté la veille l’Américain Morris. J’en tire la conclusion qu’on va encore reculer. »
Louis écoute Dreux-Brézé qui raconte d’abord qu’il a dû traverser la cour du palais pour se rendre auprès du roi. Il a vu et entendu la foule, anxieuse, mais déterminée, acclamant le tiers état, et Necker qui annonce qu’il ne démissionnera pas.
La foule a crié : « Monsieur Necker, notre père. Ne nous abandonnez pas. »
« Non, non mes amis, je resterai avec vous », a répondu le ministre.
« La populace qui se permet tout, exige qu’on illumine la ville en l’honneur de cet événement. »
Puis Dreux-Brézé rapporte les propos de Bailly et Mirabeau.
Le roi baisse la tête, bougonne.
« Ils veulent rester, eh bien foutre, qu’ils restent. »
Il est épuisé.
Que peut-il faire puisque « les gardes françaises ont assuré qu’elles étaient tiers état, et ne tireraient que sur les nobles et les ecclésiastiques ; les officiers ne sont plus les maîtres, l’un d’eux a reçu un soufflet d’un soldat ».
Le tiers état reprend donc ses délibérations.
Le 24 juin, la majorité des membres du clergé le rejoint.
Le lendemain, quarante-sept nobles les imitent, et parmi eux Philippe, duc d’Orléans.
On pleure, on s’embrasse, on acclame le cousin du roi, bon patriote.
La réunion du tiers état, du clergé et de ces nobles apparaît être de plus en plus l’Assemblée nationale.
Et le défi qui est lancé au roi est redoublé.
Alors même que le souverain sort affaibli de l’échec de sa première tentative de coup de force.
Que faire ?
Demander à trois régiments d’infanterie et trois régiments de cavalerie de quitter les frontières et de se diriger vers Paris, où ils devront arriver au plus tard le
13 juillet. Et dans l’attente, dissimuler ses intentions.
Louis donne l’ordre à son « fidèle clergé et à sa fidèle noblesse » de se réunir à l’assemblée du tiers état.
On illumine à Versailles, au Palais-Royal.
« La révolution est finie », écrit-on.
Mirabeau, devant l’Assemblée, déclare :
« L’histoire n’a trop souvent raconté les actions que de bêtes féroces, parmi lesquelles on distingue de loin en loin des héros. Il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes. »
14
Comme Mirabeau, Louis voudrait « espérer ».
Et durant quelques instants, il a cru en effet que le peuple satisfait allait se rassembler autour de lui.
Ce soir du 27 juin, la foule réunie dans la cour du château de Versailles a crié « Vive le roi ! », « Vive le tiers état ! », « Vive l’Assemblée ! », et Louis a décidé de s’avancer en compagnie de la reine, sur le balcon.
Il a vu cette foule joyeuse, qui le remerciait d’avoir invité le clergé et la noblesse à se réunir au tiers état, et Louis a été ému aux larmes, embrassant la reine qui pleurait aussi. Et la foule les a acclamés.
Puis Louis est rentré dans le palais et il a été aussitôt entouré par ses proches. La reine a cessé de pleurer et, comme le comte d’Artois et le comte de Provence, elle adjure le roi de rassembler de nouvelles troupes autour de Versailles, et de Paris.
Foulon de Doué, chargé d’approvisionner ces troupes qui arrivent de Metz, de Nancy, de Montmédy, et qui représenteront bientôt trente mille hommes, rapporte que leur présence est d’autant plus nécessaire que les gardes françaises n’obéissent plus aux ordres.
Des compagnies se rebellent, se mêlent au peuple, crient :
« Nous sommes les soldats de la nation, Vive le tiers état ! »
Certains ajoutent :
« Les troupes sont à la nation qui les paie et non au roi qui voudrait les commander. »
Et quand les soldats rentrent dans leur casernement, ils lancent à la foule : « Soyez tranquilles, faites ce qu’il vous plaira ! »
Louis n’a même plus, en écoutant ses frères, la reine, Foulon, le souvenir de ce bref moment d’espoir qu’il a vécu.
Les dépêches qui se succèdent en ce début du mois de juillet sont inquiétantes.
Paris, écrasé par une chaleur extrême, bouillonne. Au Palais-Royal, à toutes les portes de la ville, dans les faubourgs on se rassemble, on manifeste, on roue de coups tous ceux qui refusent d’acclamer le tiers état.
Le duc du Châtelet, colonel commandant des gardes françaises, a fait enfermer dans la prison de l’Abbaye onze soldats, qui ont tenu des propos séditieux, refusé d’obéir.
Et aussitôt plusieurs centaines de personnes ont encerclé l’Abbaye, brisé à coups de pique et de marteau les portes de la prison, libéré non seulement les onze gardes françaises mais tous les autres militaires prisonniers. Les dragons, les cavaliers, les hussards qu’on a envoyés à l’Abbaye pour disperser la foule ont refusé de charger, ont rengainé leurs sabres, ont trinqué avec le peuple, qui criait « À la santé du roi et du tiers état ».