— C’est étrange, dit le prince en se jetant sur le lit. Mon esclave noir se révèle un bon soldat, un prêtre défend une Juive parce qu’elle m’appartient … Qui est ce prêtre étrange ? Puis voilà des Égyptiens, toujours à genoux devant le pharaon, qui attaquent la maison de son fils, à l’investigation d’inconnus … Décidemment, il faut que je tire tout cela au clair !
Chapitre XI
C’était le mois de juillet. Le Nil était passé du vert au blanc, puis au rouge, et il montait toujours. Les basses terres étaient submergées, sur les hautes terres on effectuait en hâte la récolte du lin et de la vigne, car un terrain accessible encore le matin pouvait se trouver sous l’eau le soir.
Quoique la crue ne fût pas encore à son niveau le plus élevé, toutes les rives étaient déjà inondées. Les fermes, sur les collines, devenaient des îlots, et l’on circulait en barque entre les maisons. Le Nil se couvrait d’embarcations de toute sorte ; les unes servaient à la pêche, d’autres à la promenade, dans d’autres encore on transportait du bétail ou des récoltes. Parfois on voyait passer un énorme radeau descendant de Haute-Égypte, chargé de blocs de pierre extraits dans les carrières voisines du fleuve. L’air retentissait du grondement de l’eau montante, des cris effrayés des oiseaux et des chants joyeux des hommes. Le Nil monte, il y aura beaucoup de pain !
Une enquête avait été ouverte au sujet de l’attaque commise contre la maison de l’héritier du trône, Chaque matin, une barque chargée de fonctionnaires et de soldats accostait près de l’une ou de l’autre ferme. On arrachait les paysans à leur travail, on les questionnait, on les battait. Et, le soir, deux barques rentraient à Memphis : l’une chargée de fonctionnaires et l’autre de prisonniers.
On avait ainsi arrêté plusieurs centaines de suspects dont la moitié ignoraient tout de l’affaire mais risquaient de passer quelques années aux carrières. On ne réussit pas cependant à savoir quoi que ce fût ni quant aux meneurs de l’incident, ni quant au prêtre qui avait sauvé la situation.
Ramsès ne savait que penser. Il était partagé entre son caractère violent et son sens naturel de la justice. Voyant que l’enquête ne donnait pas de résultats, il se rendit un jour lui-même à Memphis et demanda à visiter la prison.
Celle-ci, située sur une hauteur, se composait de plusieurs bâtiments de brique, de pierre et de bois, et était entourée d’un mur. Les bâtiments servaient pour la plupart de logement aux gardiens ; les détenus, eux, étaient entassés dans des caves creusées dans le rocher.
Lorsque le prince franchit la porte d’entrée, il vit un groupe de femmes qui lavaient un prisonnier et lui donnaient à manger. L’homme était nu, d’une maigreur squelettique. Il était assis par terre, les bras et les jambes emprisonnés dans les ouvertures d’une planche carrée.
— Il y a longtemps que cet homme souffre ainsi ? demanda le prince.
— Depuis deux mois, répondit le gardien.
— Et il doit encore rester longtemps ainsi ?
— Encore un mois.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il a injurié un collecteur d’impôts.
Le prince se détourna. Il aperçut alors un groupe de femmes et d’enfants, debout dans la cour. Un vieil homme se trouvait aussi parmi eux.
— Ce sont également des détenus ? demanda Ramsès.
— Non, seigneur. C’est une famille qui attend qu’on lui remette le corps d’un condamné qu’on va étrangler … On le conduit justement dans la chambre des exécutions, ajouta le gardien.
Puis, se tournant vers le petit groupe :
— Encore un peu de patience, mes amis, et on vous remettra le corps.
— Merci, bon seigneur, répondit le vieil homme, sans doute le père du condamné. C’est que nous avons quitté la maison depuis hier soir. Le lin est encore dans les champs et le fleuve monte …
Le prince était devenu très pâle. Il se tourna vers le gardien.
— Sais-tu, lui dit-il, que je dispose du droit de grâce ?
— Oui, erpatrès, répondit le geôlier, puis il ajouta : suivant la loi, en raison de ta visite à cette prison, les condamnés dont la conduite est bonne ont droit à une réduction de leur peine.
— Et celui qu’on va étrangler dans un instant, peut-il bénéficier de mon droit de grâce ?
Le gardien s’inclina en silence.
Ils commencèrent la visite de la prison. Les détenus s’entassaient dans des cages de bois ; des hurlements parvenaient d’un des bâtiments de brique : on rouait de coups des suspects pour obtenir des aveux.
— Je voudrais voir ceux qui sont accusés d’avoir attaqué ma maison, dit le prince d’une voix étranglée.
— Il y en a plus de trois cents, dit le gardien.
— Choisi les plus coupables et interroge-les en ma présence. Mais je ne veux pas qu’ils sachent qui je suis.
On fit entrer le prince dans une chambre où un fonctionnaire procédait aux interrogatoires. Le prince s’assit derrière une colonne. Les accusés furent introduits un à un. Ils étaient maigres ; leurs cheveux avaient poussé et ils avaient tous le même regard résigné.
— Dutmosis, commença le fonctionnaire, raconte ce que tu sais de l’attaque de la maison de Sa Sainteté l’erpatrès ?
— Je dirai toute la vérité. C’était le soir où on attendait la crue du Nil. Ma femme m’a dit : « Viens, allons sur la colline ; ainsi nous verrons plus tôt le signal de la tour de Memphis ». Nous sommes donc allés sur la colline. Là, un soldat s’est approché de ma femme et lui a dit : « Suis-moi dans ce jardin ; tu auras du raisin et peut-être quelque chose d’autre encore … ». Ma femme a suivi le soldat, malgré ma colère ; je les observais par-dessus le mur. Mais je n’ai pu voir, dans l’obscurité, s’ils lançaient des pierres contre la maison du prince ou non …
— Pourquoi as-tu laissé ta femme suivre un soldat ?
— Que pouvais-je faire ? Je ne suis qu’un paysan, et lui était un guerrier du pharaon.
— As-tu vu le prêtre qui a parlé à la foule ?
— Ce n’était pas un prêtre, dit le paysan avec conviction. C’était sans doute le dieu Num lui-même : il est sorti d’un figuier et avait une tête de bouc.
— Tu as vu qu’il avait une tête de bouc ?
— Je ne me souviens plus si je l’ai vu ou si on me l’a dit … J’étais trop préoccupé par ma femme.
— As-tu lancé des pierres dans le jardin ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ? Si j’avais atteint ma femme, je n’aurais plus eu de paix toute la semaine ; et si j’avais touché le soldat, il m’aurait cassé les os … Je suis un paysan et lui un guerrier !
Le prince observait de derrière sa colonne. Le paysan Dutmosis sortit ; on en fit entrer un autre nommé Anuppe. C’était un homme de petite taille ; il avait le dos marqué de coups de fouet.
— Dis-moi, Anuppe, commença à nouveau le fonctionnaire, que sais-tu de l’agression contre la maison de l’héritier du trône ?
— Tu sais bien, seigneur, que je n’y étais pour rien. Un voisin est venu chez moi et m’a dit : « Viens sur la colline, Anuppe, car le Nil monte ». Nous sommes allés voir ; nous avons entendu de la musique dans le jardin, puis des gens ont commencé à lancer des pierres.
— Qui jetait des pierres ?
— Je n’ai pas pu les observer, mais ils n’avaient pas l’air d’être des paysans.
— Et le prêtre, l’as-tu vu ?
— Ce n’était pas un prêtre, mais un esprit qui garde la maison du prince …
— Pourquoi cela ?
— Parce qu’il était tantôt grand, tantôt petit … Il changeait de taille … Puis, quand il a dit : « Le Nil va monter », le Nil a monté.