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— As-tu lancé des pierres, Anuppe ?

— Comment aurais-je osé ? C’est un sacrilège !

Le prince fit arrêter l’interrogatoire. Lorsque le prisonnier fut sorti, il s’adressa au fonctionnaire :

— Ces hommes-là sont parmi les plus suspects ?

— Oui, seigneur !

— Dans ce cas, il faut les libérer tous dès aujourd’hui. On ne peut tenir des gens en prison parce qu’ils ont voulu voir monter le Nil !

— Tu es la sagesse même, erpatrès ! dit le fonctionnaire. Mais on m’a dit de trouver des coupables : j’ai pris ceux que j’ai trouvés. Cependant, il n’est pas en mon pouvoir de les relâcher.

— Pourquoi ?

— Vois, seigneur, cette caisse. Elle est pleine de papyrus relatant l’affaire. Un juge de Memphis reçoit tous les jours des rapports et les retransmet au pharaon. Que deviendra tout le travail des scribes si on libère les détenus ?

— Mais ils sont innocents ! s’écria le prince.

— Il y a eu agression, il y a donc délit. Et là où il y a délit, il y a des coupables. Or, celui qui s’est trouvé entre les mains de la justice ne peut repartir ainsi. Lorsqu’on boit à l’auberge, on paie ; lorsqu’on sème, on récolte. Comment voudrais-tu que, comparaissant devant un juge, un homme reparte sans châtiment ?

— Certes, dit le prince. Mais, dis-moi, le pharaon pourrait-il, lui, faire libérer ces hommes ?

Le fonctionnaire se croisa les bras et s’inclina.

— Il est l’égal des dieux et il peut tout. Il peut même libérer des coupables et détruire les documents de justice, ce qui serait un sacrilège pour le commun des mortels.

Le prince prit congé du fonctionnaire et ordonna de mieux nourrir, à ses frais, les détenus. Puis, mécontent et irrité, il monta dans sa barque et se rendit au palais du pharaon pour demander à son père de passer l’éponge sur cette malheureuse affaire.

Mais, ce jour-là, le pharaon était fort occupé et ne put le recevoir. Le prince se rendit alors auprès du grand scribe, qui était à la Cour l’homme le plus important après le ministre de la guerre.

Ce vieux dignitaire, prêtre à Memphis, reçut le prince poliment mais avec froideur et, après l’avoir écouté, répondit !

— Je m’étonne que Votre Sainteté veuille importuner notre maître pour de pareilles broutilles …

— Mais ces hommes sont innocents !

— Nous n’en savons rien, seigneur, car de la culpabilité ou de l’innocence décident la loi et les tribunaux. Une chose est certaine : nous ne pouvons admettre que l’on viole la propriété d’autrui et surtout celle de l’héritier du trône.

— Tu as raison, certes, mais où sont les coupables ? demanda le prince.

— S’il n’y a pas de coupables, il faut au moins des condamnés. Ce n’est pas le sentiment de culpabilité qui empêche la récidive ou qui effraie, mais le châtiment.

— Je vois, interrompit le prince, que tu n’appuieras pas ma requête auprès du pharaon !

— Tu ne te trompes pas erpatrès, répondit le dignitaire. Jamais je ne donnerai à mon maître un conseil qui puisse affaiblir son autorité …

Le prince rentra chez lui douloureusement étonné. Il voyait des centaines d’hommes souffrir injustement et il était impuissant à les sauver.

« Je suis trop faible face aux forces auxquelles je me heurte » songeait-il.

Il sentait qu’une puissance bien supérieure à sa volonté se dressait devant lui : la raison d’État, devant laquelle cédait le pharaon lui-même et à laquelle devait se plier l’héritier du trône.

La nuit était tombée. Le prince ordonna qu’on ne fît entrer personne, et il s’assit sur la terrasse, songeur.

« C’est incroyable, pensait-il. Là-bas, les régiments invincibles de Nitager se sont écartés devant moi ; ici, un fonctionnaire et un scribe me tiennent tête. Ils ne sont pourtant que les serviteurs de mon père, qui pourrait les envoyer travailler dans les carrières. Pourquoi ne pourrait-il pas gracier des innocents ? Parce que la raison d’État ne le veut pas ! Mais qu’est-ce que l’État ? Ce n’est pas un être qui mange et qui dort, on ne voit pas ses armes, pourquoi le craint-on tant ? ».

Il regarda le jardin et vit, au haut de la colline, les pylônes sur lesquels brillaient les torches de la garde. Il songea que la garde ne dort jamais et que les pylônes existent quoiqu’ils ne mangent pas … Pylônes éternels, puissants à l’image de leur constructeur, Ramsès le Grand. Le prince les regarda, pensa au pouvoir qu’ils symbolisaient et que vingt dynasties avaient contribué à raffermir. Pour la première fois, une notion vague, mais imposante de l’État se glissa dans son esprit. L’État, se dit-il, est plus sacré qu’un temple, plus grand que la pyramide de Chéops, plus ancien que le sphinx, plus ferme que le granit. C’est un édifice immense où les hommes sont des fourmis et le pharaon un architecte ; à peine a-t-il le temps d’ajouter un moellon que déjà il passe. Les murs, eux, demeurent, et montent, toujours plus hauts, vers le ciel. Jamais Ramsès, fils de roi, ne s’était senti aussi insignifiant que cette nuit-là, où son regard errait par-dessus le Nil, s’arrêtant tantôt sur les pylônes du palais du pharaon, tantôt sur les silhouettes puissantes des temples de Memphis.

Soudain, une voix retentit entre les arbres du parc.

— Je connais tes soucis et je te bénis. Le tribunal n’acquittera pas les paysans innocents. Mais l’enquête peut être suspendue et ils pourront rentrer chez eux si le régisseur de ton domaine retire sa plainte.

— C’est donc mon régisseur qui a déposé plainte ? demanda le prince, étonné.

— Oui, il l’a déposée en ton nom. Mais si l’affaire ne passe pas devant le tribunal, il n’y aura donc pas d’injustice.

Les buissons bougèrent.

— Arrête ! Qui es-tu ? cria Ramsès.

Il n’y eut pas de réponse, mais il sembla au prince avoir aperçu à la lumière des torches un crâne rasé et une peau de panthère.

— Un prêtre ? murmura-t-il. Pourquoi se cache-t-il ?

Mais il pensa aussitôt que ce prêtre risquait gros en donnant des conseils qui visaient à détourner le cours de la justice.

Chapitre XII

Ramsès dormit mal cette nuit-là. Il fit des rêves inquiétants : il se trouvait dans un labyrinthe aux murs terrifiants, et ce labyrinthe symbolisait l’État. Un prêtre lui indiquait le chemin à suivre pour trouver la sortie de ce dédale … Ramsès se réveilla couvert de sueur et se mit à réfléchir. Sa mère n’avait-elle pas raison en lui donnant ses conseils ? La sévérité de son père n’était-elle pas justifiée ? Herhor lui-même n’avait-il pas agi sagement en se montrant hostile au prince ?

Nul ne sait ce qui serait arrivé si, cette nuit-là, Ramsès avait mûri les pensées qui le tourmentaient. Peut-être serait-il devenu un grand pharaon, au règne long et prospère ? Peut-être son nom serait-il resté gravé pour l’éternité sur les murs des temples ? Peut-être enfin le sort de la dynastie se serait-il trouvé changé ?

Mais la lumière du jour chassa ces réflexions salutaires.

La visite du prince à la prison n’était pas restée sans suite. Le fonctionnaire chargé des interrogatoires avait fait parvenir un rapport au juge, qui reprit l’affaire en mains, fit libérer une partie des accusés et mit en jugement les autres.

Comme le plaignant ne se présenta pas devant le tribunal, l’accusation fut abandonnée et tous les détenus relâchés. Le coffre contenant les documents du procès disparut lui aussi mystérieusement.

Lorsque Ramsès apprit cela, il alla trouver le grand scribe et lui dit, en souriant :