Выбрать главу

Tutmosis l’interrompit.

— Tais-toi ! Chacune de tes paroles est un blasphème ! Le pharaon, et lui seul, gouverne le pays. Herhor n’est que son serviteur ! D’ailleurs, tu t’en apercevras un jour toi-même.

Le prince s’assombrissait de plus en plus. Tutmosis prit congé de lui, remonta dans sa barque et, après avoir bu une grande coupe de vin, se plongea dans ses réflexions :

« Dieu merci, je n’ai pas le même caractère que Ramsès. Alors qu’il a tout pour être heureux, il est le plus malheureux des hommes ! Il pourrait avoir les plus belles femmes de Memphis, et il en garde une seule, rien que pour ennuyer sa mère. Or, en fait, ce n’est pas sa mère qui en pâtit, mais les jeunes filles et les épouses vertueuses qui voudraient que l’héritier du trône, si beau garçon par surcroît, leur ôtât leur vertu ou les entraînât à l’infidélité … Il pourrait se baigner dans le meilleur des vins, et il préfère la bière et les gâteaux à l’ail … D’où tient-il ces goûts de rustre ?

« Ah ! Ramsès, soupirait Tutmosis, tu n’attaches même pas d’importance à la mode ! Nous portons depuis un an les mêmes tabliers ! Les perruques disparaissent, parce que tu n’en portes pas ! Et tout cela à cause de cette maudite politique !.. »

L’élégant Tutmosis arrosait d’excellent vin ces pensées mélancoliques. Aussi, en arrivant à Memphis, il s’endormit et ses serviteurs durent le porter à sa litière.

De son côté, Ramsès avait été impressionné par les paroles de son ami. Son éducation le faisait pencher vers le scepticisme, et il savait tout ce qui se cachait derrière les pratiques religieuses des prêtres. Il avait vu battre le bœuf Apis, devant lequel se prosternait toute l’Égypte ; il n’ignorait pas que les prêtres eux-mêmes doutaient de l’existence des esprits. Il savait aussi que son père, Ramsès XII, vénéré comme un dieu incarné et comme le maître tout-puissant du monde, n’était en fait qu’un vieil homme malade soumis au pouvoir des prêtres. Tout cela, Ramsès le savait et il en riait bien souvent lui-même, mais il avait conscience du fait que personne ne pouvait se permettre de plaisanteries sur la personne du souverain. Il connaissait l’histoire de l’Égypte et se souvenait que bien des choses y avaient été pardonnées à des puissants. Seuls deux délits restaient impardonnables : trahir les secrets religieux et trahir le pharaon. Celui qui s’était rendu coupable d’un de ces crimes disparaissait un beau jour sans laisser de traces et personne n’osait même demander ce qu’il était devenu.

Or, Ramsès sentait qu’il s’engageait sur la pente dangereuse depuis que son nom courait sur les lèvres des soldats et des paysans, depuis qu’on lui prêtait des intentions de changements dans l’État et des projets de guerre. Lorsqu’il serait devenu pharaon, il pourrait tout se permettre ; mais, en attendant ce jour, il devait se tenir sur ses gardes et éviter qu’on pût l’accuser de trahison ou de complot contre l’État.

Ramsès remuait ces inquiétantes pensées, assis sur un banc de pierre dans le jardin de Sarah, et contemplant le paysage. L’eau du Nil baissait lentement et elle était devenue d’une limpidité cristalline. Mais le paysage faisait encore penser à une mer couverte d’îlots où poussaient des arbres et se dressaient des habitations.

Soudain, le prince entendit derrière lui un bruissement de feuillage et deux mains se posèrent délicatement sur ses épaules.

— Qu’y a-t-il, Sarah ? demanda Ramsès sans se retourner.

— Tu es triste, me semble-t-il, et cela m’afflige. J’étais si heureuse que tu viennes habiter chez moi ! Mais depuis deux jours que tu es là, je ne t’ai pas encore vu sourire. Tu ne me parles pas, et la nuit tu me négliges ; je t’entends seulement soupirer.

— J’ai des soucis.

— Dis-moi lesquels. Partagée, la peine parait moins lourde.

Ramsès l’enlaça et la fit asseoir à côté de lui.

— Quand un paysan est en retard pour sa récolte, dit-il, sa femme l’aide. Mais la femme ne peut pas toujours venir en aide à l’homme …

— Tu crois vraiment ?

— Mes soucis, vois-tu, continua Ramsès, sont de telle sorte que même une femme aussi belle et aussi sage que ma mère est impuissante à les écarter.

— Dis-moi, quels sont-ils ? demanda Sarah avec tendresse, en se blottissant contre le prince.

— Jamais un homme n’a réussi de grandes choses grâce à une femme, murmura Ramsès.

— Une femme qui aime comme je t’aime peut beaucoup ! insista Sarah.

— Je sais que tu m’aimes … Tu ne m’as jamais rien demandé ; tu es douce et silencieuse ; tes caresses et tes baisers sont merveilleux ; tu es belle entre toutes, et vraiment remarquable par tes qualités. Mais, malgré tout cela, que peux-tu contre mes soucis ? Peux-tu me faire nommer chef de l’armée, ou nomarque de Basse-Égypte ? Le peux-tu ?

Sarah baissa la tête.

— Tu as raison, je ne peux rien ! soupira-t-elle.

— Mais si, sourit Ramsès. Tu peux beaucoup : tu sais danser, m’as-tu dit. Enlève donc cette robe, habille-toi de mousseline vaporeuse comme les danseuses phéniciennes, et danse pour moi, et séduis-moi comme elles savent le faire …

Sarah se dressa.

— Tu fréquentes ces filles ? Avoue-le ! Dis-moi que tu me trompes ! Puis renvoie-moi chez mon père, dans le désert !

— Calme-toi, Sarah, répondit le prince en caressant les cheveux de la jeune femme. Tu sais bien que je vois souvent ces danseuses à des banquets ou aux cérémonies religieuses. Mais elles n’existent pas, à côté de toi ! Tu as un corps divin, alors que les leurs ont des défauts ; elles sont trop grasses, ou ont de vilaines mains, ou encore des cheveux affreux … Aucune d’elles n’est comparable à toi ! Si tu étais égyptienne, les temples te demanderaient de marcher en tête des processions …

— Nous, Juives, ne pouvons porter de robes indécentes !

— Ni chanter non plus, ni danser ? Mais alors, pourquoi as-tu appris tout cela ?

— Chez nous, les femmes dansent pour honorer le Seigneur, et non pour éveiller le désir chez les hommes ! Mais si tu le veux, je puis chanter pour toi.

Elle entra dans la maison, et en ressortit aussitôt, suivie d’une petite fille portant une harpe.

— Qui est cette enfant ? demanda Ramsès. Il me semble l’avoir déjà vue …

— C’est ma cousine Esther, répondit Sarah. Elle habite chez moi, mais elle a peur de toi et n’ose se montrer.

— Tu peux t’en aller, fillette ! dit Ramsès à Esther qui le regardait avec des yeux effrayés. Elle est juive elle aussi ? demanda-t-il. Et ce domestique qui me regarde avec des yeux si humbles, c’est aussi un homme de ta race ?

— C’est Samuel, un de mes cousins. Il remplace le Noir auquel tu as donné la liberté. Je puis choisir librement mes domestiques, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Mais, dis-moi, le gardien des étables aussi est juif, me semble-t-il. Il a le teint jaune et le regard humble …

— C’est Ezéchiel, mon seigneur. Et tous te sont dévoués !

— Vraiment ? Eh bien, tant mieux ! Chante, maintenant !

Sarah s’assit par terre, aux pieds du prince, et se mit à chanter, en s’accompagnant à la harpe :

Nul n’est exempt de peines ni de soucis … Nul ne passe sa vie sans rencontrer de vicissitudes. L’homme naît et meurt dans les larmes.

Elle continua ainsi un long moment. Lorsqu’elle se tut, Ramsès lui dit :

— Vous, Juifs, vous êtes un peuple triste. Si nous vous ressemblions, personne ne rirait sur les rives du Nil ! Mais notre monde est autre : chez nous, l’homme peut tout, à condition de le vouloir. Nos dieux n’aident pas les incapables, et ne descendent sur terre que lorsque l’homme a épuisé tous ses moyens. Ainsi, le dieu Amon vint aider Ramsès le Grand lorsque celui-ci s’attaqua à un ennemi vingt fois supérieur, et il nous fit remporter la victoire. Mais si le grand Ramsès, au lieu de combattre, avait attendu le secours d’un dieu comme le vôtre, les Hittites régneraient aujourd’hui à Memphis ! Aussi, tes charmes plus que ton chant, Sarah, dissiperont mes soucis. Ce n’est pas en écoutant vos prophètes que je deviendrai un grand roi !