— Le prince ne serait pas le digne descendant des archiprêtres et des pharaons s’il manquait d’audace et de volonté !.. Il a prouvé, en tout cas, que dans les situations graves, il sait rester maître de lui, ce qui est rare. S’il veut aujourd’hui nous irriter en exhibant sa maîtresse, cela prouve qu’il souffre de sa disgrâce.
— Une Juive ! murmura la reine en agitant son éventail.
— Je suis tranquille quant à elle, désormais, dit le ministre. C’est une créature ravissante, mais fort stupide, incapable de penser ou d’influencer, si peu soit-il, le prince. Elle n’accepte pas les cadeaux et ne reçoit personne. Peut-être, avec le temps, aurait-elle appris à profiter de sa situation de maîtresse de l’héritier du trône. Mais avant que cela n’arrive, il se sera fatigué d’elle …
— Puisses-tu avoir raison !
— J’en suis sûr. Le prince n’a jamais été épris d’elle comme cela arrive à certains de nos jeunes nobles qu’une intrigante dépouille de leur fortune. Il la traite comme un homme mûr traite une esclave. Qu’elle attende un enfant n’y change rien …
— Comment sais-tu qu’elle est enceinte ? demanda vivement la reine.
— Nous devons tout savoir, sourit Herhor. Tout, même des choses que les intéressés ignorent. D’ailleurs, le secret était mal gardé : Sarah est affligée d’une servante à la langue intarissable, Tafet.
— Ont-ils déjà consulté un médecin ?
— Je te l’ai dit, Sarah ne sait encore rien, et Tafet a si peur que le prince ne se fâche qu’elle tuerait cet enfant si elle le pouvait. Mais nous ne la laisserons pas faire ; ce sera un enfant de sang royal !
— Et si c’est un fils ? Il sera la source de mille ennuis !
— Tout a été prévu, continua le prêtre. Si c’est une fille, nous la doterons et la ferons éduquer comme une fille de sang noble. Si c’est un fils, il deviendra juif.
— Mon petit-fils, un Juif ?
— Écoute-moi ! Nos ambassadeurs rapportent que le peuple d’Israël désire un roi. Ce désir aura mûri d’ici quelques années. À ce moment, nous leur donnerons un souverain !
— Tu prévois tout … dit la reine avec admiration. Je sens que déjà je déteste moins cette femme.
À ce moment, la barque du prince approcha du bateau royal et la reine regarda attentivement Sarah de derrière son éventail.
— Elle est vraiment belle ! dit-elle.
— C’est la deuxième fois que tu le dis, Majesté ! remarqua Herhor.
— Cela aussi, tu le sais ? répliqua en souriant la reine.
Herhor baissa les yeux.
Dans la barque, Sarah s’était mise à chanter d’une voix d’abord tremblante :
Israël, ton Dieu est grand !..
— Jolie voix, murmura la reine.
Le ministre écoutait attentivement.
Sa maison est immense et son origine perdue dans les temps … Il est éternel et tout-puissant …
Le chant montait, doux et triste. Charmés, les rameurs laissaient leurs avirons immobiles et le bateau royal glissait au fil de l’eau. Soudain, Herhor se dressa et cria :
— Demi-tour ! Nous rentrons à Memphis !
Les rames frappèrent l’eau, l’embarcation vira sur place et se mit à remonter le fleuve. Le chant de Sarah s’éteignit dans le lointain.
— Pourquoi nous as-tu fait faire demi-tour ? demanda la reine Nikotris.
— Sais-tu, Majesté, quel est ce chant ? demanda Herhor dans le langage secret des prêtres. Cette fille, continua-t-il, cette fille stupide s’est mise à chanter au milieu du Nil une prière qu’il ne nous est permis de réciter que dans le saint des saints de nos temples !
— Il y a donc eu blasphème ?
— Par bonheur, un seul prêtre se trouvait sur ce bateau, dit Herhor. C’est moi. Et je n’ai rien entendu ou, si tu préfères, j’ai tout oublié. Mais je redoute pour cette fille la vengeance des dieux.
— Mais comment se fait-il qu’elle connaisse cette prière terrible ? Ce n’est pas Ramsès qui a pu la lui apprendre !
— Le prince est innocent. Mais n’oublie pas, Majesté, que les Juifs nous ont ravi plus d’un secret.
La reine saisit la main de l’archiprêtre.
— Mais, dis-moi, demanda-t-elle en le regardant dans les yeux, il n’arrivera aucun mal à mon fils ?
— Je te garantis qu’il n’arrivera rien à personne, puisque je n’ai pas entendu et que je ne sais rien. Mais il faut séparer le prince de cette femme !
— Les séparer … Mais sans violence, n’est-ce pas ?
— Sans violence aucune … Il m’avait pourtant semblé, murmura Herhor comme pour lui-même, que j’avais tout prévu … Tout sauf une accusation de blasphème que cette étrangère risque d’attirer sur l’héritier du trône !
Il se tut un instant puis acheva :
— Oui, Majesté, on a beau se moquer de nos préjugés ; néanmoins, le fils du pharaon ne devrait pas se lier à une Juive !
Chapitre XVII
Depuis le jour où Ramsès s’était porté à la rencontre du bateau royal, celui-ci ne réapparut plus sur le Nil et le prince commença à s’ennuyer pour de bon.
Décembre approchait. Le fleuve baissait toujours, de plus en plus de terres apparaissaient à découvert et des fleurs y faisaient éclater leurs couleurs et leur parfum.
Non seulement Ramsès s’ennuyait, mais il redoutait il ne savait trop quoi. Depuis le départ de son père pour Thèbes, il n’était plus allé au palais et personne n’était venu le voir, pas même Tutmosis qui, après leur dernier entretien, avait subitement disparu. Voulait-on respecter sa solitude, cherchait-on à le vexer ou, tout simplement, craignait-on de rendre visite à un prince en disgrâce ? Ramsès se le demandait.
« Peut-être, pensait-il quelquefois avec terreur, peut-être mon père m’écartera-t-il de sa succession comme il l’a fait pour mes frères ?
Si cela arrivait, qu’adviendrait-il de lui ?
Sarah paraissait en mauvaise santé. Elle avait maigri, elle était devenue pâle, des cernes étaient apparus sous ses yeux, elle se plaignait de malaises.
— On lui a jeté un mauvais sort ! gémissait hypocritement Tafet, que le prince détestait pour son bavardage et sa vulgarité.
Il avait vu plusieurs fois la servante expédier à Memphis d’énormes paniers de nourriture, de linge et même de vaisselle. Puis, elle venait se plaindre que la maison manquât de farine, de vin ou de marmites. Depuis qu’elle s’occupait du domaine de Sarah, les dépenses avaient décuplé.
« Je suis certain, pensait Ramsès, que cette commère me vole au profit de ses Juifs qui, le jour, disparaissent de Memphis, et l’infestent la nuit ».
La seule distraction du prince consistait à regarder la cueillette des dattes. Un paysan nu s’attachait au palmier par une corde et grimpait, penché en arrière, en s’aidant uniquement de ses pieds ; la corde le maintenait. Il montait ainsi, au risque de sa vie, tout au haut de l’arbre où poussaient des feuilles et des fruits. Des enfants juifs étaient avec le prince les spectateurs de ces exercices. Ramsès voyait briller leurs yeux et remuer leurs têtes crépues entre les buissons. Au début, ils le craignaient ; puis, voyant qu’il ne leur voulait aucun mal, ils commencèrent à s’approcher de lui. Une fois, une petite fille ramassa à terre une belle datte et l’offrit au prince. Encouragés, tous les enfants se mirent à ramasser des dattes, les proposant d’abord à Ramsès, puis les mangeant eux-mêmes. Au début, ils lui donnaient les meilleures, puis de moins bonnes, enfin des pourries. Ramsès riait intérieurement :
« Ils se fourreront toujours partout, se feront bons pour séduire, mais ingrats pour remercier ».