Ramsès se mit à pleurer d’émotion. Il voyait s’éloigner sa jeunesse et s’ouvrir à lui les portes du pouvoir auquel il aspirait si ardemment.
— Je suis vieux et fatigué, disait le pharaon, et si tu étais moins jeune, je souhaiterais mourir aujourd’hui même. Le pouvoir me pèse chaque jour davantage. C’est pourquoi je veux, en partie, m’en décharger sur toi. Je t’apprendrai l’art de gouverner un pays et celui de se garder des ennemis. J’espère qu’un jour tu leur montreras tes griffes.
Le bateau royal avait accosté près du palais. Le pharaon monta dans sa litière et Herhor s’approcha du prince.
— Permets-moi d’être le premier à te féliciter, dit-il Sois aussi heureux dans la carrière des armes que dans celle du pouvoir.
Ramsès lui serra chaleureusement la main.
— C’est à toi que je dois mon bonheur ? demanda-t-il.
— Tu le méritais, répondit le ministre.
— Ma reconnaissance t’est acquise. Tu verras qu’elle n’est pas un vain mot.
— Tes paroles sont pour moi une récompense, repliqua Herhor.
Le prince voulut s’éloigner. Herhor le retint.
— Un mot encore, dit-il. Demande, erpatrès, à une de tes femmes, Sarah, de ne pas chanter de chants religieux.
Et, comme Ramsès le regardait sans comprendre, il ajouta :
— L’autre jour, au cours de ta promenade sur le Nil, cette femme a chanté un hymne sacré, que n’ont le droit d’entendre que le pharaon et les archiprêtres. Cette pauvre enfant pourrait payer cher ses dons vocaux et son ignorance de ce qu’elle chante.
— Elle a donc blasphémé ? demanda le prince, confus.
— Oui, sans le vouloir, répondit le prêtre. Heureusement, j’ai été le seul à l’entendre … Mais qu’elle ne recommence pas !
— Elle devrait quand même se purifier, ajouta le prince. Si elle offre trente vaches au temple d’Iside, sera-ce suffisant ?
— Oui, qu’elle le fasse, dit Herhor. Les dieux ne refusent jamais les présents.
— Quant à toi, saint père, continua Ramsès, veuille accepter le bouclier que j’ai reçu de mon aïeul.
— Le bouclier d’Amenhotep ? demanda le ministre, enchanté. En suis-je digne ?
— Tu as la sagesse de mon aïeul ; tu auras sa gloire.
Herhor fit un profond salut. Ce bouclier doré, en plus de sa valeur, avait aussi les vertus d’une amulette. Il était donc un cadeau royal. Mais, plus que ce présent, les paroles du prince avaient enchanté Herhor. Il atteindrait, avait dit Ramsès, à la gloire d’Amenhotep ; or, celui-ci avait été le gendre d’un pharaon … L’héritier du trône aurait-il décidé d’épouser la fille du ministre ? C’était là le rêve suprême de celui-ci et de la reine Nikotris. Pourtant, en parlant des honneurs futurs de Herhor, Ramsès ne pensait nullement à un mariage avec sa fille ; il envisageait simplement de lui confier de nouvelles fonctions au temple et à la Cour.
Chapitre XVIII
Apres sa nomination comme nomarque de Basse-Égypte, une vie épuisante commença pour Ramsès. Il était écrasé par les devoirs de sa nouvelle charge, et devait recevoir un nombre de visiteurs invraisemblable.
Le premier jour, à la vue de la foule qui se pressait dans les jardins de son palais, il fit appeler la garde ; le deuxième jour, il dut se réfugier dans le grand palais ou il était mieux à l’abri des importuns.
Au cours des dix jours précédant son départ pour la Basse-Égypte, Ramsès dut recevoir les représentants de toute l’Égypte et ceux des souverains étrangers.
Les premiers vinrent les archiprêtres, les ministres et les ambassadeurs phéniciens, grecs, juifs, assyriens, nubiens. Ils furent suivis des gouverneurs de province, des juges, des bribes et des officiers supérieurs.
Tous ces visiteurs ne demandaient rien ; ils venaient présenter leurs hommages, et à force de les écouter à longueur de journée, Ramsès sentait qu’il mélangeait tous leurs discours et n’entendait plus rien.
Les jours suivants se présentèrent devant le prince les représentants des classes marchandes. Ils apportaient des présents consistant en or, en ambre, en parfums, en fruits. Ramsès reçut encore les banquiers, les architectes et les délégués des petits métiers.
Enfin, apparurent les quémandeurs. Il y avait parmi eux des invalides, des veuves et des orphelins d’officiers qui demandaient un secours ; des nobles voulant un emploi à la Cour pour leurs fils ; des ingénieurs présentant des projets de construction de canaux ou d’édifices ; des pères de condamnés demandant une réduction de peine ou une mesure de grâce. Il y avait aussi des jolies femmes ou des mères de jeunes filles qui demandaient au prince qu’on les admît, elles ou leurs enfants, à sa Cour. Parfois, elles définissaient d’avance leurs exigences financières, vantaient leur virginité ou leurs talents.
Après ces dix jours passés à écouter des discours ou des doléances, Ramsès en eut assez. Il était épuisé et il s’irritait pour un rien.
Herhor vint à son secours. Il fit annoncer aux personnalités importantes que le prince ne recevait plus personne et il envoya un détachement de soldats disperser la foule des quémandeurs. Celle-ci s’enfuit sous la menace des fouets et Ramsès recouvra sa tranquillité. Mais cette première expérience du pouvoir l’avait profondément déçu. Il comprenait que son père préférât passer son temps en prières et il admira Herhor de pouvoir mener à bien une tâche aussi écrasante. Les charges du pouvoir l’effrayèrent au point qu’il fit venir Herhor et lui exposa ses craintes.
Le ministre l’écouta en souriant, puis il dit :
— Sais-tu, seigneur, que ce palais où nous habitons est l’œuvre d’un seul architecte, Senebi, mort d’ailleurs avant d’avoir achevé son travail. Comment crois-tu qu’il ait fait pour mener à bien sa tâche ?
— Je me le demande !
— C’est simple : il ne faisait pas tout lui-même. Il ne sciait pas les planches, ne cassait pas les pierres, ne montait pas aux échafaudages. Il avait simplement dessiné un plan, et même pour cela il s’était fait aider. Or, toi, tu veux tout faire toi-même. C’est au-dessus des forces humaines.
— Parmi les quémandeurs, il y avait des gens qui demandaient justice. Je devais les écouter !
— Combien de personnes peux-tu entendre en une journée ? demanda Herhor.
— Disons … vingt.
— Tu as bien de la chance. Moi, je parviens à en écouter six ou dix, mais ce sont des personnes importantes. Chacune d’elles m’expose des choses essentielles, m’entretient de l’armée, des biens du pharaon, des questions religieuses, des tribunaux. Elles ne me parlent pas de choses insignifiantes qu’elles ont déjà dû entendre de la bouche de dizaines de subordonnés dont chacun à son tour avait recueilli ses renseignements plus bas encore dans l’échelle des fonctionnaire. Ainsi, en ne nous entretenant qu’avec dix hommes par jour, le pharaon et moi sommes au courant de ce qui se passe dans tout le pays et même à l’étranger.
« Cette organisation de l’État, continua le ministre avec fougue, est notre fierté et fait notre puissance. Lorsqu’un de nos premiers pharaons, Snofru, demanda à un archiprêtre quel monument il devait se faire élever, celui-ci répondit : « Dessine sur le mur un carré et dépose à l’intérieur six millions de cailloux ; c’est ton peuple. Sur ces cailloux, mets soixante mille pierres taillées représentant les fonctionnaires inférieurs ; là-dessus place six mille pierres polies pour symboliser les fonctionnaires supérieurs ; puis plus haut encore, dépose soixante statues ; tes ministres et tes généraux. Sur le tout, enfin, fais placer un bloc d’or et tu te reconnaîtras ». Snofru suivit ce conseil et nous a légué la plus ancienne des pyramides, représentation parfaite de notre État. C’est une construction inébranlable, du haut de laquelle on voit les limites du monde !.. ».