Herhor s’animait de plus en plus.
— Là aussi, poursuivit-il, réside notre supériorité sur nos voisins. Les rois d’Éthiopie, de Libye, de Ninive, n’ont guère de ministres et veulent gouverner seuls. Aussi, le désordre règne-t-il dans leurs royaumes. Un seul de nos scribes pourrait réorganiser ces pays qui, plus puissants que nous, nous envahiraient dans quelques années !
— Profitons de ce désordre ! s’écria le prince. Attaquons-les !
— Nous ne sommes pas encore rétablis de nos victoires précédentes, coupa Herhor avec froideur, et il voulut se retirer.
— Nos victoires nous ont-elles affaiblis ? l’arrêta Ramsès. N’ont-elles pas rempli le trésor ?
— La hache avec laquelle on coupe les arbres ne s’émousse-t-elle pas ? demanda Herhor, et il sortit.
Le prince comprit que le ministre, quoique chef suprême de l’armée, voulait la paix à tout prix.
« Nous verrons bien ! » se dit-il en lui-même.
La veille de son départ, Ramsès fut appelé chez le pharaon. Celui-ci le reçut dans la salle de marbre. Il était seul. Un siège attendait le prince et il y avait des papyrus couverts d’écriture sur une petite table.
Le prince s’assit et le pharaon parla :
— Voici tes nominations de chef de corps d’armée et de nomarque. Il paraît que les premiers jours de pouvoir t’ont fatigué ?
— Je retrouverai mes forces en te servant !
— Flatteur ! sourit le pharaon. Tout de même, ne te tue pas au travail. Tu as besoin de distractions. N’oublie évidemment pas les devoirs de ta charge …
— Je suis prêt !
— Voici : en premier lieu, sache que le trésor s’appauvrit chaque année davantage. Les revenus de Basse-Égypte, surtout, diminuent et les dépenses augmentent …
Le pharaon s’arrêta un instant.
— Les femmes, Ramsès, les femmes, continua-t-il, coûtent des fortunes à tout le monde, même à moi ! J’en ai plusieurs centaines, et chacune veut le plus possible de serviteurs, de coiffeurs, d’esclaves, de chevaux, d’enfants même ! D’enfants ! Lorsque je suis rentré de Thèbes, une de ces dames est venue me présenter un enfant de trois ans. Mon fils, affirmait-elle, et elle me demandait de lui donner une dotation ! À mon âge, un fils de trois ans ! Comment y croire ? Mais il eût été peu délicat et peu élégant de discuter … Cela coûte cher, tout cela ! Mes revenus, je te l’ai dit, diminuent. On me dit que c’est parce que le peuple s’appauvrit, que la mer a recouvert des terres, qu’il y a eu des mauvaises récoltes. Le trésor en pâtit, c’est tout ce que je sais … Je te demande donc de tirer cela au clair. Trouve des hommes bien informés, puis fais procéder à une enquête. Ne te fie pas aux écrits, mais vérifie quelquefois tout toi-même. Ne te hâte pas non plus de juger, ou du moins abstiens-toi d’exprimer ton opinion. Note ce que tu en penses, et reviens-y plus tard. Tu pourras comparer tes impressions.
— Je ferai comme tu le désires, père.
— Une deuxième mission, maintenant : il se passe quelque chose en Assyrie. À intervalles réguliers, ce pays s’agite et il lance des hordes d’envahisseurs contre ses voisins. Tu dois vérifier ce qui en est et trouver un moyen d’y parer.
— En serai-je capable ?
— Apprends à regarder, et tu verras. Écoute aussi ce qu’on te dira.
— Tes conseils me paraissent infiniment sages !
— Je suis simplement vieux, et l’expérience vient à mon secours.
— Et que penses-tu des Grecs ? demanda Ramsès.
Le pharaon hocha la tête.
— Les Grecs !.. dit-il. Ils ont devant eux un brillant avenir. Ils ne sont encore que des enfants à côté de nous, mais une flamme étonnante les habite … Tu te souviens de cette statue de moi que sculpta cet artiste grec ? Eh bien, je l’ai offerte au temple de Thèbes, tant elle m’effrayait par sa ressemblance. Tu as vu les palais que les Grecs construisent ? Ils donnent à la pierre une âme. Et leur langue, l’as-tu jamais écoutée ? Elle ressemble à une merveilleuse mélodie. Oui, si l’Égypte devait périr, j’aimerais que la Grèce prît sa succession …
— As-tu confiance dans les Grecs ?
— On ne peut se fier à eux, pas plus qu’aux Phéniciens. Le Phénicien dit la vérité lorsqu’il veut, mais quand le veut-il ? Le Grec, lui, voudrait toujours dire ce qu’il pense, mais il n’en est pas capable ! Le monde, pour lui, a de multiples visages ; il prend des couleurs et des formes changeantes. Rappelle-toi Troie : c’était une petite ville du Nord ; un jour, des aventuriers grecs l’attaquèrent et la détruisirent. Une simple histoire de brigands, en somme. Eh bien, vois ce qu’ils en ont fait dans leur poésie et leurs chants : Nous savons que tout cela est faux, et pourtant ces récits nous émerveillent ! Ainsi sont les Grecs : menteurs mais charmants et courageux. Ils savent mourir pour l’honneur, alors que les Phéniciens ne le font que par intérêt.
— Et les Juifs ? demanda le prince en baissant les yeux.
— C’est un peuple intelligent, mais fanatique ; de plus, il hait l’Égypte. Ils reviendront à nous lorsqu’ils auront senti le poids de la sandale assyrienne ! Mais nous pouvons nous servir d’eux utilement …
Le pharaon paraissait fatigué. Aussi le prince le quitta-t-il après l’avoir embrassé, et il se rendit chez sa mère.
— Je viens te remercier et te faire mes adieux, dit-il.
La reine l’embrassa et dit, les larmes aux yeux :
— Comme tu as changé ! Te voilà devenu un homme ! Et dire que je te vois si peu ! J’étais venu te voir de l’autre côté du Nil, et tu t’es porté à ma rencontre avec cette courtisane !
— Je t’en demande pardon ! dit Ramsès en embrassant sa mère.
— Je suis femme et mère, continua la reine, et c’est à ce titre que je te parle maintenant. Veux-tu emmener cette fille avec toi ? N’oublie pas que le bruit et l’agitation peuvent nuire à l’enfant. Les femmes enceintes ont besoin de calme et de silence.
— Que dis-tu là ? demanda Ramsès. Sarah est enceinte ? Elle ne m’en a rien dit !
— Elle n’ose peut-être pas. En tout cas, ce voyage …
— Je ne compte nullement emmener Sarah, dit le prince. Mais je m’étonne qu’elle m’ait caché la vérité. Cet enfant ne serait-il pas de moi ?
— Tes soupçons sont peu élégants ! dit sa mère. Cette fille, simplement, a beaucoup de pudeur ou bien elle craint que tu ne l’abandonnes en apprenant son état.
— Je ne puis tout de même pas la prendre à ma Cour ! interrompit le prince.
La reine eut un imperceptible sourire.
— Tu ne peux écarter trop brusquement une femme qui t’aime. Je sais que tu as assuré son confort matériel : nous la doterons et son enfant ne manquera de rien.
— Naturellement, dit Ramsès. Mon premier fils, même s’il n’est pas légitime, a droit à des égards.
Après avoir quitté sa mère, le prince songea à aller voir Sarah. il lui en voulait de lui avoir caché sa grossesse, mais en même temps, il était fier d’être bientôt père. Ce titre lui conférait une maturité nouvelle, et il s’en réjouirait. Il aurait voulu gronder Sarah, pour l’embraser ensuite et la remercier. Mais lorsqu’il regagna son palais, il y trouva deux hauts fonctionnaires de Basse-Égypte qui l’attendaient pour lui faire un rapport. Lorsqu’ils eurent fini, il se sentit fatigué ; d’ailleurs, il était trop tard pour aller chez Sarah, car un grand banquet avait lieu le soir. Il appela son serviteur noir.