— As-tu conservé cette cage de pigeons que Sarah m’a donnée au moment où je l’ai quittée ?
— Oui, seigneur.
— Ouvre-la et laisse s’envoler un oiseau.
— Ils ont été mangés, seigneur !
— Qui les a mangés ?
— Toi-même, seigneur. J’ai dit au cuisinier que ces pigeons venaient de chez Sarah ; il en a aussitôt fait un pâté …
— Mais c’est insensé ! s’écria le prince, fort ennuyé.
Il appela Tutmosis et lui ordonna d’aller immédiatement trouver Sarah. Il lui raconta l’histoire des pigeons et conclut :
— Va lui porter quelques bracelets et deux talents. Dis-lui que je suis fâché qu’elle ait dissimulé son état, mais que je lui pardonnerai si l’enfant est beau et robuste. Si c’est un garçon, elle recevra un second domaine … Persuade-la aussi d’éloigner au moins quelques-uns de ses Juifs, pour que mon fils n’ait pas à jouer avec de petits païens … Ils lui apprendraient à donner à son père des dattes pourries !
Chapitre XIX
Le quartier étranger de Memphis s’étendait près du Nil, au nord-est de la ville. Plusieurs centaines de maisons le composaient, et il était habité par des Assyriens, des Juifs, des Grecs, des Phéniciens surtout. C’était un quartier prospère, dont la rue principale, large de trente pieds, était bordée de maisons à étages. Dans les caves se trouvaient des entrepôts de marchandises, les rez-de-chaussée étant occupés par des magasins. Ceux-ci se distinguaient entre eux par leurs enseignes et leurs peintures murales qui indiquaient le métier ou la branche de commerce de leur propriétaire. Une animation intense régnait toujours dans cette rue et les voleurs y trouvaient un champ propice à leur activité.
Vers le milieu de la rue se dressait l’auberge du Phénicien Asarhadon. Tous les voyageurs arrivant de l’étranger étaient obligés d’y habiter, pour rendre le contrôle plus facile à la police.
C’était une maison carrée, munie de nombreuses fenêtres ; un navire miniature était suspendu au-dessus de la porte et donnait son nom à l’endroit. Une cour intérieure tenait lieu de salle de réunion aux clients modestes ; une galerie circulaire abritait les clients riches. Des esclaves noirs portaient la nourriture et les boissons d’une table à l’autre, et des scribes de derrière un comptoir, notaient soigneusement tout ce que les clients buvaient et mangeaient. Le maître des lieux, Asarhadon, circulait entre les tables, veillant à ce que ses hôtes ne manquassent de rien. Il surveillait en même temps le travail des scribes.
Ce jour-là, cependant, toute son attention était captivée par un voyageur qui s’était endormi dans la galerie, devant un plat de dattes et un carafon d’eau. C’était un homme d’une quarantaine d’années, à la chevelure abondante, aux traits d’une surprenante noblesse.
« Dangereux personnage, songea Asarhadon ; il a l’air d’un prêtre et s’habille comme un mendiant. Il a dépensé chez moi un talent d’or mais il ne mange pas de viande et ne boit pas de vin … C’est sûrement un prophète ou un grand voleur … ».
Un esclave noir s’approcha à ce moment du Phénicien et lui parla à l’oreille. Au même instant, un officier de police fit son apparition et, prenant Asarhadon à part, s’entretint longuement avec lui. Pendant qu’il parlait, l’aubergiste se mit à s’arracher les cheveux et à se frapper la poitrine, manifestant un grand désespoir. Puis il fit servir au policier une oie rôtie et un cruchon de vin, puis courut lui-même vers le voyageur endormi. Il le réveilla sans douceur.
— J’ai de mauvaises nouvelles pour toi, dit-il d’un air inquiet.
— Tout arrive, répliqua le voyageur avec indifférence.
— Figure-toi, continua l’aubergiste, que des voleurs se sont introduits aux deuxième étage et ont volé tes affaires : une caisse et trois sacs, de grande valeur sans aucun doute …
— Il faut prévenir la justice.
— La justice ? Ce n’est pas la peine. Mieux vaut s’entendre avec les voleurs. Nous appellerons leur grand patron, tu lui donneras un vingtième de la valeur de tes bagages, et on retrouvera tout.
— Dans mon pays, dit l’étranger, on ne traite pas avec les voleurs, et ce n’est pas moi qui le ferai ! Je suis ton client, je t’ai confié mes biens, tu en es responsable.
Asarhadon hocha la tête.
— Tu es un étranger, mais j’ai de la sympathie pour toi C’est pourquoi je te conseille de renoncer à recourir au tribunal : on y entre, mais on n’en sort pas.
— Les innocents n’ont rien à craindre.
— Les innocents ? Mais personne n’est innocent ! Tu vois ce policier qui mange là-bas ? Il était venu prendre des renseignements à ton sujet.
Le voyageur garda son calme imperturbable.
— Et sais-tu ce qu’il m’a dit ? continua l’aubergiste. « Méfie-toi des étrangers qui ne boivent pas et ne parlent à personne … Ce Hittite, Phut, est peut-être un espion assyrien … ». Voilà ce qu’il m’a dit de toi. J’ai protesté, car je refuse de croire de pareils mensonges !
Le Hittite n’avait rien perdu de son impassibilité.
— Asarhadon, dit-il, je t’ai confié mon bien et je te charge de le récupérer au plus vite. Sinon, j’irai déposer plainte contre toi auprès de ce policier qui mange ton oie.
— Permets que je paie aux voleurs, disons … un quinzième de la valeur de tes affaires
— Non !
— Donne-leur au moins trente drachmes …
— Pas une seule !
— Dix drachmes …
— Tu peux t’en aller, Asarhadon : mais n’oublie pas ce que je t’ai dit.
L’aubergiste bouillonnait de colère.
« Une vipère, ce Hittite ! » bougonna-t-il.
À ce moment, quatre danseuses à demi nues firent leur apparition dans l’auberge. Deux d’entre elles se mirent à jouer de la flûte, les deux autres commencèrent à danser entre les tables. Tous les regardaient avec intérêt et faisaient des remarques sur leur beauté. Bientôt trois d’entre elles disparurent, invitées à des tables de riches commerçants ; la quatrième alla de table en table en disant :
— Je fais la collecte pour le temple d’Iside ! Soyez généreux pour la grande déesse !
Son plateau se remplit de pièces de bronze, d’argent et de cuivre. Lorsqu’elle s’approcha du voyageur hittite, celui-ci lui tendit une bague en or.
— Istar est une grande déesse, accepte donc ceci pour elle.
La prêtresse le regarda attentivement et murmura :
— Anael, Sachiel.
— Amabiel, Abalidot, répondit le Hittite sur le même ton.
— Je crois que tu aimes vraiment la déesse, dit la prêtresse à haute voix. Tu sembles riche et tu es généreux ; je vais te prédire l’avenir.
Elle s’assit en face de lui, mangea quelques dattes, puis elle se pencha sur les lignes de sa main et se mit à parler :
— Tu viens d’un lointain pays … Tu as fait bon voyage …
Elle baissa la voix :
— Depuis quelques jours, les Phéniciens te surveillent … Viens me voir ce soir.
Elle reprit, très haut :
— Tes désirs se réaliseront.
Puis, tout bas :
— J’habite à « L’Étoile Verte ».
Voyant qu’Asarhadon s’approchait pour écouter, elle termina, tout haut :
— Mais méfie-toi des voleurs !
— Il n’y a pas de voleurs ici, intervint l’aubergiste, sinon ceux qui viennent de la rue !
— Ne te fâche pas, grand-père, dit la prêtresse avec ironie. La colère fait apparaître sur ton cou une veine rouge qui présage la mort violente.
Asarhadon jura. Lorsqu’il se fut éloigné, la prêtresse sourit au Hittite, lui donna une rose du collier qu’elle portait, l’embrassa, puis se leva et alla vers une autre table.