Le voyageur appela l’aubergiste.
— Je veux cette femme, dit-il. Conduis-la à ma chambre !
— Tu es fou ! s’écria Asarhadon. Si une pareille chose arrivait dans ma maison avec une prêtresse égyptienne, on me chasserait de la ville. Ici, on ne peut recevoir que des étrangères.
— Dans ce cas, c’est moi qui irai la voir, répliqua Phut. J’ai besoin de ses conseils. Tu me donneras ce soir un guide pour me conduire.
— Décidément, tu es fou ! Sais-tu que cela te coûtera deux ou trois cents drachmes, sans compter ce que tu devras offrir au temple. Pour ce prix, tu peux avoir une femme jeune et vertueuse : ma fille, qui a quatorze ans et doit se constituer une dot. Veux-tu ?
— Ta fille me suivra-t-elle dans mon pays ? demanda Phut.
L’aubergiste le regarda, muet d’étonnement, puis il dit d’une voix sourde :
— J’ai enfin compris, quel était ton métier : tu fais le trafic des femmes !.. Sais-tu que si tu emmènes une seule Égyptienne, cela te vaudra de finir ta vie aux carrières ? … À moins … à moins que tu veuilles m’associer à tes affaires … Je connais tout et tous, dans cette ville.
— Tant mieux ! Tu pourras m’expliquer le chemin à prendre pour aller chez la prêtresse. Il me faut donc pour ce soir un guide et demain mes bagages. Sinon, je porte plainte !
Ayant dit cela, Phut se leva et monta dans sa chambre.
Fou de rage, Asarhadon alla s’asseoir à une table où buvaient des marchands phéniciens.
— Ah ! J’ai de la chance avec mes clients ! s’écria-t-il. Voilà un Hittite qui ne mange presque pas, qui me fait racheter ses affaires volées et qui va trouver une danseuse égyptienne au lieu de s’intéresser aux filles de la maison !
— C’est normal ! répondit en riant un des Phéniciens. Les Phéniciennes, il les connaît, sans doute, et il préfère goûter aux produits de l’endroit !
— Et moi, je te dis que c’est un individu dangereux ! Il se fait passer pour un bourgeois, alors que c’est sûrement un prêtre !
— Toi-même, Asarhadon, tu as la tête d’un archiprêtre, et tu n’es qu’un aubergiste. Tu vois qu’on peut se tromper !
— Pourquoi, alors, s’intéresse-t-il aux prêtresses ? J’ai la conviction qu’au lieu d’aller voir les filles, c’est à une réunion de conspirateurs qu’il se rend.
— Tu es bête et, de plus, en colère ! Tu ne comprends rien !
— C’est certainement un espion assyrien ! s’obstinait l’aubergiste.
Le Phénicien le regarda avec mépris.
— Eh bien, surveille-le, alors !
— C’est une idée ! Je le ferai suivre ! dit Asarhadon en se frottant les mains.
Il était ravi de son idée. Qui sait ? Peut-être y aurait-il de l’argent à gagner, grâce à ce maudit Hittite.
Chapitre XX
Vers neuf heures du soir, Phut quitta l’auberge, accompagné d’un esclave porteur d’une torche. Asarhadon avait envoyé devant un homme de confiance pour surveiller le Hittite. Un autre gardien de l’aubergiste suivait Phut à quelque distance.
Les rues étaient vides, et peu de fenêtres éclairées. Le silence n’était rompu que par de rares bruits de musique ou par des cris d’ivrognes. Au fur et à mesure que Phut avançait, les maisons se faisaient plus petites, les jardins plus nombreux. Dans la rue que la danseuse lui avait indiquée s’étendaient de vastes jardins entourant des villas. Devant l’une d’elles, l’esclave s’arrêta et éteignit sa torche.
— Voici « L’Étoile Verte » dit-il, et il s’éloigna.
Le Hittite frappa à la porte. Un domestique ouvrit, examina attentivement le visiteur et murmura ;
— Anael, Sachiel.
— Amabiel, Abalidot, répondit Phut.
— Sois le bienvenu, dit le serviteur, et il ouvrit toute grande la porte.
Ils traversèrent le jardin et entrèrent dans le vestibule de la villa. La prêtresse attendait Phut ; derrière elle se tenait un homme ressemblant tellement au Hittite tique que celui-ci ne put cacher son étonnement.
— Il te remplacera aux yeux de ceux qui te surveillent, dit la prêtresse en souriant.
Le sosie de Phut la suivit à l’étage d’où parvenait de la musique ; quant au Hittite lui-même, deux prêtres le conduisirent dans le jardin, dans un petit bâtiment où ils lui firent prendre un bain et revêtir des habits blancs. Puis ils le firent ressortir dans le jardin.
— Par là, dit un des prêtres, est la ville. Par ici, le temple ; et par là les tombes. Va dans la direction que t’indiquera la sagesse.
Phut se retrouva seul. La nuit était assez claire. Au loin, dans la brume, scintillait le Nil ; le ciel était crible d’étoiles.
« Chez nous, les étoiles brillent avec plus d’éclat » pensa Phut, et il se dirigea vers le temple.
Un homme, sortit des buissons, le suivit. Mais le Hittite disparut dans la brume.
Il marcha assez longtemps ; il se trouva enfin devant un porche parsemé de clous de bronze. Il se mit à les compter, du haut vers le bas, appuyant sur les uns, tournant d’autres.
Enfin, la porte s’ouvrit et Phut entra dans une pièce sombre. Il tâta le sol du pied, jusqu’à ce qu’il eût trouvé le bord d’un puits. Il descendit sans hésiter, quoique le lieu lui fût inconnu. La descente fut courte. Il atteignit rapidement le fond et vit, en face de lui, un couloir étroit dans lequel il s’engagea d’un pas assuré, comme s’il connaissait bien le chemin. Au bout du couloir, il y avait une porte. Phut trouva la clenche et frappa trois fois. Une voix sourde répondit :
— Qui es-tu, toi qui viens troubler la tranquillité de ce lieu ?
— Je n’ai fait de mal à personne, répondit calmement le Hittite.
— Es-tu celui qu’on attend ? demanda la voix.
— Je suis celui qui vient de la part de vos frères d’Orient, répondit Phut.
La porte s’ouvrit. Il entra dans une grande cave, éclairée par une lanterne posée sur une table, devant un rideau pourpre, sur lequel était brodée une sphère dorée entourée de deux serpents. Un prêtre égyptien se tenait à côté de la tenture.
— Sais-tu, demanda-t-il, ce que représente cet emblème ?
— La sphère, répondit Phut, est l’image de notre monde …
— Et les serpents ? demanda le prêtre.
— Les deux serpents rappellent au sage que celui qui a trahi mourra doublement : dans son corps et dans son âme.
Le prêtre égyptien s’inclina devant le Hittite et lui remit un manteau ainsi qu’un voile de mousseline. Puis il quitta la caverne. Le Hittite demeura seul. Il revêtît les vêtements sacrés et alluma l’encens devant la tenture pourpre.
Alors d’étranges choses se passèrent dans la caverne. Les murs de la pièce semblaient s’estomper et le rideau pourpre tremblait comme agité par des maint invisibles. Le Hittite se mit à prier et une rumeur monta des profondeurs. Soudain, le rideau s’écarta, découvrant une silhouette blanche.
— Que me veux-tu ? demanda une voix étouffée.
— Je veux que mes frères d’Égypte m’accueillent favorablement et croient en mes paroles.
— Il en sera ainsi, dit le spectre, et il disparut.
Le Hittite resta figé, les mains levées vers le ciel, une heure durant. Au bout de ce laps de temps, trois prêtres égyptiens pénétrèrent dam la caverne. Voyant Phut immobile, dans une rigidité cadavérique, ils parurent effrayés et admiratifs.
— Jamais, nous n’avons réussi rien de pareil ! dirent-ils.
Ils s’approchèrent de lui, le tâtèrent, observèrent avec inquiétude ses yeux morts et son visage décoloré.