— Ils ne sont rien à côté des torts que tu as eus vis-à-vis de cet homme en refusant de payer son travail, dit Ramsès. Je le remets entre tes mains, continua-t-il, et je suis sûr qu’il ne lui arrivera rien de mal. Demain, je veux le voir, lui et ses compagnons, pour connaître toute la vérité !
Sur ces mots, Ramsès quitta la salle, laissant le gouverneur et les convives consternés.
Le lendemain matin, tout en s’habillant, il demanda à Tutmosis :
— Les hommes que j’ai convoqués sont-ils là ?
— Oui, seigneur, ils attendent tes ordres depuis l’aube,
— Et ce Bakura, est-il parmi eux ?
Tutmosis fit une grimace.
— Il lui est arrivé un accident étrange. Sofra l’a fait enfermer dans un des cachots du palais ; figure-toi que cette brute de Hyksôs a défoncé la porte et est allé vider des cruchons de vin qui se trouvaient dans la cave voisine. Il a tant bu que …
— Que quoi ? demanda vivement le prince.
— Qu’il en est mort !
Le prince se dressa.
— Et tu crois, toi, qu’il s’est enivré à en mourir ?
— Il faut bien que je le croie, puisque je n’ai pas la preuve qu’on l’ait assassiné …
— Je chercherai cette preuve ! s’écria le prince.
Tutmosis l’arrêta.
— Ne cherche pas de coupable là où tu n’en trouveras pas ! Même si quelqu’un a étranglé le Hyksôs sur l’ordre du gouverneur, il ne l’avouera jamais. D’ailleurs, que vaut une accusation lancée contre un gouverneur de province ? Aucun tribunal ne voudra procéder à une enquête …
— Et si moi je l’ordonne, cette enquête ?
— Dans ce cas, elle conclura à l’innocence de Sofra, et tu n’auras réussi qu’à te faire un ennemi mortel. Il est d’ailleurs incontestable que Bakura était un dément ; son irruption dans le palais le prouve …
Ramsès baissa la tête.
— Sais-tu, Tutmosis, dit-il, sais-tu que plus j’avance dans mon voyage, plus l’Égypte me semble étrangère ! Parfois, je me demande si je suis bien dans mon pays !
— Ne te pose pas trop de questions, répondit Tutmosis en souriant.
Le prince passa en revue les compagnons de Bakura. Tous se déclarèrent ravis de leur sort et affirmèrent avoir toujours été payés régulièrement. Le prince vit clairement qu’une fois de plus on le trompait, et désormais, il refusa de parler au gouverneur. Il alla passer la journée en dehors de la ville, à entraîner ses troupes.
Lorsqu’il rentra, tard dans la nuit, les domestiques l’avertirent qu’on l’avait changé de chambre, parce qu’un serpent avait été aperçu dans celle qu’il occupait, et qu’on n’avait pu le tuer. Le nouvel appartement de Ramsès était carré, aux murs d’albâtre. Un lit immense, d’ébène, d’ivoire et d’or, en occupait le milieu. Le plafond était percé d’une grande ouverture, recouverte d’un voile, et deux torches parfumées éclairaient la pièce. Des tables ployaient sous les plats de nourriture et les cruchons de vin.
Le prince prit son bain et se coucha. Les torches se mouraient lentement, et la pièce embaumait les fleurs. Soudain, un doux son de harpe retentit quelque part, en haut semblait-il. Ramsès leva la tête et vit que le voile du plafond avait disparu. Au bout d’un instant, une lumière fusa du plafond et une litière en forme de barque descendit sur des cordes. Le prince regardait, se demandant s’il ne rêvait pas. La barque dorée descendit jusqu’à son lit et une jeune femme, nue, d’une grande beauté, en sortit. Elle était violemment parfumée et sa peau était d’une blancheur éclatante. Elle s’agenouilla devant le prince.
— Tu es la fille de Sofra, sans doute ? demanda Ramsès.
— Oui, seigneur.
— Et tu oses te présenter devant moi ?
— Je viens te supplier de pardonner à mon père qui pleure depuis midi d’avoir encouru ta colère …
— Et si je ne lui pardonne pas, t’en iras-tu ?
— Non, murmura-t-elle.
Ramsès l’attira vers lui et la couvrit de baisers.
— C’est pour toi que je lui pardonne, dit-il en souriant.
— Et tu feras réparer les dégâts commis par le Hyksôs ?
— Oui …
— Et tu me prendras dans ta maison ?
Ramsès la regarda attentivement.
— Oui, dit-il, car tu es belle …
— Et pourtant, je ne suis pour toi, que la quatrième …
— Que veux-tu dire ?
— À Memphis habite ta préférée, une Juive … À Sochem, tu as une deuxième maîtresse …
— Pas que je sache, sourit le prince.
— Je voudrais être la première dans ta maison !
— Tu le seras, mais reste ici cette nuit …
Le lendemain, Ramsès accepta de dîner chez le gouverneur. Il le félicita publiquement de sa bonne gestion de la province et fit réparer tous les dégâts de l’autre soir. Il fit verser en outre cinq talents à la belle Abeb, fille de Sofra.
Le soir, il se plaignit à Tutmosis :
— Mon père m’avait prévenu que les femmes coutaient cher !
— C’est bien pire encore quand il n’y en a pas, dit le courtisan.
— Oui, mais moi j’en ai quatre, et je ne sais trop comment cela c’est fait !.. Je puis t’en céder deux. Veux-tu ?
— Dont Sarah ?
— Non, pas celle-là ; elle est la mère de mon enfant.
— Tu devrais les doter, au moins ?
— Il n’est pas question de dot, dit le prince. D’ailleurs, je suis excédé ! Heureusement, j’irai bientôt me réfugier chez les prêtres …
— Tu comptes faire cela ?
— Je le dois. Peut-être, enfin, saurai-je alors comment il se fait que le pharaon s’appauvrit …
Chapitre XXV
Un jour de février, le banquier phénicien Dagon apprit que le financier tyrien Hiram venait d’arriver à Memphis et qu’il désirait le voir. Il venait, lui dit-on, pour une affaire d’une extrême importance.
Intrigué, Dagon se fit conduire le soir même dans sa litière à la demeure où était descendu le tyrien. Celui-ci l’attendait. C’était un petit homme à la barbe blanche ; il était vêtu d’une toge dorée. Les deux hommes étaient d’irréductibles adversaires sur le plan commercial ; aussi se saluèrent-ils avec froideur. Ce fut Hiram qui prit la parole le premier.
— Je te salue de la part de tes amis de Tyr, dit-il.
— Seraient-ce eux qui t’envoient ? demanda ironiquement Dagon.
— Je ne suis pas venu te chercher querelle, et nous avons plus que jamais besoin de nous entendre ! La Phénicie est en grand danger !
— Que se passe-t-il ? Les affaires de Tyr marcheraient-elles mal ? demanda Dagon avec mépris.
Hiram haussa les épaules.
— Tu sais sans doute qu’il y a quelques mois un certain Phut est descendu à l’auberge d’Asarhadon, à Memphis ? …
— Oui, il venait ici pour affaires.
Hiram esquissa un sourire plein de condescendance.
— Ce Phut s’appelait en réalité Beroes, était chaldéen et non Hittite. Il est, sache-le, le premier prêtre de Babylone et le conseiller du roi d’Assyrie.
— Que veux-tu que cela me fasse ? demanda Dagon.
— Décidemment, tu es plus bête encore que je pensais, soupira Hiram. Tu ne comprends donc pas que ce Beroes est venu à Memphis porteur d’un message important pour les prêtres égyptiens ?
Dagon dressa l’oreille.
— J’ai réussi à tout savoir, continua Hiram. Un traité est sur le point d’être conclu entre l’Égypte et l’Assyrie, et la Phénicie en fera les frais. Il s’agit de régler le partage des pays situés entre la mer et l’Euphrate …