— Comment ? Mon père est gravement malade, on prie pour lui et je n’en sais rien ?
— On dit que sa maladie peut durer une année encore …
Ramsès haussa les épaules.
— Des balivernes, que tout cela ! Parle-moi plutôt des Phéniciens.
— Les gens ne disent rien de plus sinon que les prêtres t’ont persuadé de les chasser. Tu t’y serais engagé lors de ton séjour au temple.
— Au temple ? Qui peut savoir ce que j’y ai fait ou décidé ?
Tutmosis haussa à son tour les épaules et demeura silencieux.
— Y aurait-il des espions, même là-bas ? murmura Ramsès. En tout cas, dit-il, fais venir Dagon ; je dois mettre fin à ces rumeurs !
— Fais-le au plus vite, car toute l’Égypte s’inquiète. Plus personne ne veut prêter de l’argent et le commerce est menacé. La noblesse est proche de la ruine et ta Cour manque de tout. Dans un mois, c’est celle du pharaon qui sera dans la gêne …
— Cela suffit ! coupa le prince. Appelle immédiatement Dagon !
Le banquier n’arriva que le soir. Il était vêtu en signe de deuil d’une toile blanche à raies noires.
— Tu es devenu fou ? demanda le prince en voyant cet accoutrement. Je vais te montrer tout de suite ce que j’en fais, de ton deuil : j’ai besoin immédiatement de cent talents. Va-t’en et ne reparais plus sans cet argent.
Mais le banquier se couvrit le visage et se mit à pleurer.
— Seigneur, dit-il, en s’agenouillant, prends mes biens, vends-moi ainsi que ma famille … Prends tout, même ma vie, mais cent talents, où veux-tu donc que je trouve pareille fortune ? Certainement pas en Égypte ni en Phénicie !..
— Tu es ridicule ! dit le prince en riant. Crois-tu vraiment que je pense à vous chasser ?
Le banquier se jeta aux pieds de Ramsès.
— Je ne sais rien, gémit-il, je ne suis qu’un marchand et ton esclave, mais je redoute le pire !
— Explique-toi ! ordonna Ramsès.
— Je ne puis rien dire … Je ne puis que prier et pleurer … Le seul conseil que je puisse te donner est celui-ci ; un grand prince tyrien séjourne actuellement à Pi-Bast. Il est vieux et immensément riche. Convoque-le et demande-lui cent talents ; peut-être pourra-t-il te donner satisfaction …
Ramsès ne put rien tirer de plus de Dagon. Il le libéra donc et se promit d’envoyer une ambassade au prince tyrien, nommé Hiram.
Chapitre XXX
Le lendemain matin, accompagné d’une suite nombreuse, Tutmosis se rendit chez le prince tyrien et le pria de rendre visite à l’héritier du trône.
Vers midi, Hiram apparut devant le palais, monté dans une simple litière. Une foule respectueuse s’était massée sur son passage. Ramsès salut avec curiosité ce vieillard aux yeux intelligents et à l’élégante stature. Celui-ci rendit au prince son salut et le bénit, devant les assistants émus. Ramsès le fit asseoir et demanda qu’on les laissât seuls. Hiram prit alors la parole.
— Ton banquier, Dagon, commença-t-il, m’a dit hier que tu avais besoin de cents talents. J’ai aussitôt envoyé des courriers dans les ports où sont amarrés des bateaux phéniciens, et dans quelques jours tu recevras cette petite somme …
— Petite !.. interrompit le prince en souriant. Heureux homme qui appelle cents talents(1) une petite somme !
— J’ai connu ton grand-père, dit Hiram, et j’ai été son ami ; j’ai aussi l’honneur de connaître le pharaon actuel et je compte même lui présenter mes hommages très bientôt, pour autant qu’o me le permette.
— Pourquoi ne te le permettrait-on pas ?
— Je sais, répondit le tyrien, qu’on empêche certains de voir le pharaon … Tu n’en es pas responsable, aussi vais-je te poser une question.
— Je t’écoute.
— Comment se fait-il, dit Hiram en pesant ses mots avec lenteur, comment se fait-il que toi, grand nomarque et héritier du trône, tu doives emprunter cent talents alors qu’on t’en doit cent mille ?
— Qui me doit cent mille talents ? s’écria Ramsès.
— Qui ? dit Hiram, voyant que le coup avait porté. Qui ? Mais les peuples d’Asie, voyons ! Ils se sont engagés à payer un tribut à l’Égypte : la Phénicie doit au pharaon cinq mille talents ; je me porte d’ailleurs garant de cette somme. Mais il n’y a pas qu’elle : Israël lui en doit trois mille, les Philistins et les Moabites quatre mille, les Hittites trente mille … Je ne me souviens plus des chiffres précis, mais je sais que le total s’élève à cent trois ou cent cinq mille talents.
Ramsès se mordit les lèvres ; une colère intérieure l’agitait. Il demeurait silencieux.
— C’est donc vrai ! murmura Hiram en le regardant. C’est donc vrai !.. Pauvre Phénicie, mais aussi pauvre Égypte !
— Que dis-tu là ? demanda le prime. Je ne comprends rien à tes lamentations !
— Tu les comprends fort bien, au contraire, puisque tu ne réponds pas à mes questions, dit Hiram en se levant. Il est bien entendu, ajouta-t-il, que tu auras tes cent talents comme convenu …
Il fit mine de partir, mais le prince le fit rasseoir.
— Tu me caches quelque chose, dit-il. Je veux que tu m’expliques ce qui menace la Phénicie et l’Égypte et te fais ainsi soupirer ?
— Vraiment, tu ne le sais pas ?
— Je ne sais rien. J’ai passé un mois enfermé dans un temple !
— Mais c’est l’endroit rêvé pour tout apprendre …
— Je n’aime pas ces plaisanteries ! dit Ramsès en haussant la voix. Je t’ordonne de parler.
— Je parlerai à la condition que tu me jures que cette conversation restera entre nous.
— Tu n’as pas confiance ? demanda le prince, stupéfait.
— En cette matière, je demanderais un serment au pharaon lui-même !
— Eh bien, je jure sur les étendards de mon armée de ne rien dévoiler de notre entretien.
— C’est bien, dit Hiram.
— Je t’écoute.
— Sais-tu, commença Hiram, ce qui se passe actuellement en Phénicie ?
— Je ne sais rien, dit le prince irrité.
— Tous nos navires rentrent au port et se tiennent prêts à emmener à tout instant vers l’Occident notre population et nos richesses.
— Pourquoi ? s’étonna Ramsès.
— Parce que l’Assyrie doit bientôt s’emparer de notre pays.
Le prince éclata de rire.
— Mais c’est de la folie ! s’écria-t-il. L’Assyrie s’emparant de la Phénicie ? Et que dirait l’Égypte ?
— L’Égypte a déjà donné son accord.
Le prince éclata.
— Tes pensées se brouillent, vieillard ! cria-t-il à Hiram. Tu sembles oublier que pareille décision ne peut intervenir sans l’accord du Pharaon et de moi-même.
— Tout cela se fera en son temps. Pour le moment, ce sont les prêtres qui ont conclu l’accord.
— Quels prêtres, et avec qui ?
— De votre côté, je crois savoir que ce furent le ministre Herhor, l’archiprêtre Méfrès et le savant Pentuer ; du côté assyrien, il y eut Beroes, archiprêtre chaldéen …
Le prince pâlit.
— Prends garde à tes paroles ! Tu accuses en ce moment de trahison les plus hauts dignitaires du royaume !
— Il n’y a pas de trahison, seigneur. Ton ministre et ton archiprêtre peuvent parfaitement entreprendre des tractations avec les souverains étrangers. D’ailleurs, comment sais-tu que le pharaon n’a pas donné son accord ?
Ramsès pensa en lui-même qu’un tel accord, en effet, n’aurait rien d’une trahison, mais prouverait simplement la désinvolture avec laquelle on traitait l’héritier du trône. C’est donc ainsi que l’on agissait avec le futur pharaon ! C’est donc pour cela que Pentuer condamnait la guerre et que Méfrès le soutenait !