— C’est bien à cela qu’est destiné le Grand Conseil, intervint Herhor.
— Oui, dit Ramsès. J’aurai donc recours à vos services, et je vais commencer immédiatement : je veux améliorer le sort du peuple égyptien, mais comme en pareille matière trop de précipitation ne peut que nuire, je pense accorder à mon peuple, pour commencer, un modeste cadeau. Je veux lui accorder un jour de repos pour six journées de travail …
— Il en a été ainsi pendant le règne de dix-huit dynasties, approuva Pentuer.
— Cela fait cinquante jours sans travail chaque année, soit cinquante drachmes perdues, dit Méfrès. Comme nous avons, en Égypte, un million de travailleurs, l’État y perdra environ dix mille talents par an.
— Oui, il y aura des pertes, mais la première année seulement, intervint Pentuer ; lorsque l’ouvrier, grâce au repos, aura repris des forces, il produira davantage l’année suivante !
— Peut-être, dit Méfrès ; néanmoins, il nous faut ces dix mille talents pour la première année de l’expérience.
— Tu as raison, Méfrès, dit le pharaon ; les réformes que j’envisage nécessitent même vingt ou trente mille talents. C’est pourquoi, j’aurai besoin de votre aide …
— Nous sommes prêts à t’aider par des prières et des processions, dit Méfrès.
— Oui, priez, mais donnez-moi en outre trente mille talents !
Les prêtres se taisaient. Ramsès attendit un instant, puis se tourna vers Herhor.
— Tu ne dis rien, saint Père ? lui demanda-t-il.
— N’oublie pas, seigneur, que le trésor ne peut même pas payer les funérailles de Ramsès XII ; comment voudrais-tu qu’il te donne trente mille talents ?
— Et les trésors du Labyrinthe ?
— Ils sont sacrés. Nous ne pouvons y puiser qu’en cas de besoin urgent ! dit Méfrès.
Le pharaon blêmit de colère.
— Eh bien, disons que j’ai urgemment besoin d’argent !
— Il t’est facile de trouver non pas trente, mais même soixante mille talents, si tu le veux, dit Méfrès.
— Comment cela ?
— Ordonne qu’on chasse tous les Phéniciens d’Égypte !..
Les assistants crurent que le pharaon allait se jeter sur l’insolent. Il pâlit, ses lèvres tremblèrent, ses yeux brillaient d’un éclat sauvage. Il se maîtrisa cependant et répondit, d’une voix étonnamment calme :
— Cela suffit. Si vous n’êtes pas capables de me donner d’autres conseils que ceux-là, je m’en passerai. Avez-vous oublié que nous nous sommes engagés par écrit, vis-à-vis des Phéniciens, à leur rendre l’argent qu’ils nous ont prêté ? L’as-tu oublié, Méfrès ?
— Pardonne-moi, seigneur, mais je pensais à autre chose, en ce moment. Je pensais que c’est non sur du papyrus, mais sur de la pierre et du brome, que tes ancêtres ont gravé la promesse que les présent » déposer par eux aux temples et offerts aux dieux resteront à jamais la propriété des temples et des dieux …
— Et la vôtre … ironisa Ramsès.
— Oui, la nôtre dans la même mesure où l’Égypte t’appartient, à toi, répliqua Méfrès. Nous gardons ces trésors, continua-t-il, et les accumulons, mais nous n’avons pas le droit de les dilapider !
Vibrant de colère, le pharaon quitta la salle et rentra dans son cabinet. La situation lui apparaissait à présent dans toute sa gravité. Il ne pouvait plus douter de la haine des prêtres, ces dignitaires fous d’orgueil qui n’avaient accepté qu’il devienne pharaon que dans l’espoir de le dominer. Ils l’espionnaient, ils ne lui avaient pas parlé du traité avec l’Assyrie, ils avaient essayé de le tromper lors de son séjour au temple de Hator, ils avaient massacré ses prisonniers. Il se souvint des courbettes de Herhor, de la voix insolente de Méfrès. Que de mépris et d’orgueil sous ces apparences de politesse et de soumission ! Il leur demandait de l’argent, et ils lui proposaient des prières !.. Ils se permettaient même de sous-entendre qu’il n’était pas le seul maître de l’Égypte !.. Réellement, la situation était menaçante. Le trésor ne recelait plus que mille talents environ, de quoi subvenir aux besoins d’une semaine, tout au plus. Et après ? … Que diraient les employés, les domestiques, les soldats, lorsqu’ils cesseraient d’être payés ? Les archiprêtres connaissaient fort bien la situation où il se trouvait plongé, et ils savaient qu’ils pouvaient le perdre en lui refusant l’argent. Il sentit que son règne pouvait connaître une fin rapide, et la colère, une colère impuissante doublée de haine, le submergea. Il se ressaisit soudain et il songea :
« Que peut-il m’arriver de pire ? Mourir ! Eh bien, j’irai rejoindre mes glorieux ancêtres, Chéops et Ramsès le Grand … Mais je pourrai leur dire, en arrivant auprès d’eux, que j’ai péri en combattant ».
Il n’admettait pas que lui, le vainqueur des Libyens, dût céder devant une poignée de forbans, et il ne pouvait accepter qu’en raison de l’ambition exacerbée d’un Méfrès et d’un Herhor, son peuple dût mourir de faim, son armée se disperser, ses paysans travailler sans relâche. C’étaient ses ancêtres qui avaient élevé les temples, c’étaient eux qui les avaient emplis de richesses, c’étaient eux aussi qui avaient bâti, par les armes, la grandeur de l’Égypte ! Qui donc était le véritable maître de ces trésors : le pharaon et ses soldats, ou les prêtres ?
Ramsès haussa les épaules et appela Tutmosis. Malgré l’heure tardive, le favori arriva aussitôt.
— Sais-tu, lui demanda le pharaon, que les prêtres ont refusé de me prêter de l’argent ?
— Veux-tu, seigneur, que je les fasse mettre immédiatement en prison ? demanda Tutmosis.
— Le ferais-tu ?
— Il n’y a pas un seul officier, en Égypte, qui hésiterait à exécuter les ordres de son pharaon !
— Dans ce cas, dit lentement Ramsès, dans ce cas n’arrête personne. J’ai pour moi trop de respect et pour eux trop de mépris ; on n’attaque pas le chacal avec un glaive ! D’ailleurs, il est trop tôt … Demain matin, tu iras trouver Hiram et tu lui diras de m’envoyer le prêtre dont il m’a parlé.
— Oui, seigneur. Je voudrais simplement que tu saches que le peuple s’est attaqué aujourd’hui aux maisons des Phéniciens …
— Aie ! Ce n’était vraiment pas nécessaire !
— Je crois aussi que depuis que Pentuer s’occupe de l’enquête sur les révoltes paysannes, les prêtres essaient d’inciter à la rébellion les gouverneurs et la noblesse. Ils disent que tu veux ruiner les nobles au profit des paysans …
— Et les nobles croient ces mensonges ?
— Certains les croient ; d’autres affirment ouvertement qu’il s’agit là d’une manœuvre de la part des prêtres.
— Et si vraiment je voulais améliorer le sort des paysans ?
— Fais ce que tu juges bon de faire, répondit Tutmosis.
— Voilà une bonne réponse ! s’exclama Ramsès, en riant. Va en paix et dis à mes nobles que non seulement ils ne perdront rien en exécutant mes ordres, mais qu’encore leur condition s’améliorera sensiblement. J’arracherai les richesses de l’Égypte à ceux qui en sont indignes, et je les partagerai entre mes fidèles serviteurs.
Il prit congé de son favori, et alla se reposer.
Le lendemain, vers midi, Hiram se fit annoncer. Aussitôt entré, il se prosterna devant le pharaon et lui offrit une pierre précieuse.
— J’ai appris hier que ce stupide Dagon a osé te rappeler notre conversation au sujet du canal de la Méditerranée à la mer Rouge, s’exclama-t-il. Pardonne-lui, car ce n’est qu’un imbécile ! Dis un mot, et toutes les richesses de la Phénicie seront à tes pieds sans que tu aies à signer aucun engagement ! Nous ne sommes pas des Assyriens, ni des prêtres, et ta parole nous suffit …