Un frisson d’horreur parcourut l’assistance.
— Tout cela, disait l’archiprêtre, nous en avons été témoins à Pi-Bast ; de même, Mentésuphis et moi avons vu des banquets au cours desquels, à demi-fou, Ramsès injuriait les dieux et les prêtres !..
— Oui, nous avons vu tout cela, confirma Mentésuphis.
— Enfin, croyez-vous qu’un homme sain d’esprit, continuait Méfrès, de plus en plus animé, croyez-vous qu’un homme sain d’esprit abandonnerait son armée pour poursuivre, dans le désert, une bande de Libyens ? Et j’en passe …
— Le saint Méfrès est encore fort indulgent pour notre pharaon, intervint Herhor, en le traitant de dément. Nous pourrions plus justement lui donner le nom de traître …
À nouveau, un murmure s’éleva dans l’assistance.
— Oui, reprit Herhor, l’homme appelé Ramsès XIII est un traître, car non seulement il s’entoure d’espions et d’escrocs étrangers, qui doivent l’aider à trouver le chemin du trésor du Labyrinthe, non seulement il refuse de signer avec l’Assyrie le traité dont dépend la sécurité de l’Égypte, mais encore il accorde aux Phéniciens la permission de creuser un canal de la Méditerranée à la mer Rouge !.. Or, ce canal est la plus grande menace qui puisse peser sur notre pays, car l’Égypte, en un instant, se verrait envahie par la mer ! Il ne s’agit plus ici d’un simple trésor ; il y va de nos temples, de nos maisons, de nos champs, de la vie de six millions d’hommes et de femmes, stupides il est vrai, mais innocents ! Il y va enfin de la vie de nos enfants, et de la nôtre ! Croyez-moi, jamais encore un homme n’a représenté pareil danger pour l’Égypte ! C’est pour en discuter, c’est pour trouver un moyen de salut, saints Pères, que nous sommes réunis ici aujourd’hui … Et il faut faire vite, car les décisions de cet homme sont impétueuses comme l’ouragan !
Un grand silence se fit dans la salle.
— Je pense, dit un des dignitaires présents, que le mieux serait de remettre l’affaire entre les mains de Méfrès et de Herhor. Ils ont trouvé le mal, qu’ils cherchent maintenant le moyen de le guérir ! Qu’ils se fassent assister, au besoin, du grand juge de Thèbes.
— Oui, oui ! répétèrent les autres.
Mentésuphis alluma une torche et se mit à couvrir un papyrus de signes. Il y consigna les décisions qui venaient d’être prises, et écrivit que le Grand Conseil secret, devant le danger qui menaçait l’État, remettait ses pouvoirs à Herhor et à Méfrès. Tous contresignèrent ce document, qui fut ensuite déposé, cacheté, sous l’autel d’Amon. Chacun des assistants s’engagea en outre à faire participer au complot dix autres dignitaires ; quant à Herhor, il promit de prouver que Ramsès XIII projetait de faire construire le canal Méditerranée-mer Rouge et s’apprêtait à violer le Labyrinthe.
— Ma vie et mon honneur sont entre vos mains, termina Herhor. Si je vous ai menti, vous pourrez me condamner à mort et faire brûler mon corps !..
Plus personne ne mit en doute ses paroles, tant ce serment était grave.
Tutmosis, cependant, habita quelques journées avec Hébron dans le palais que le pharaon lui avait offert mais, le soir, il se rendait à la caserne de la garde royale et y passait joyeusement la nuit en compagnie d’officiers et de danseuses. Tous comprirent à cette attitude que Tutmosis n’avait épousé Hébron que pour sa dot mais personne ne s’en étonna.
Au bout d’une semaine, le favori vint trouver Ramsès et lui annonça qu’il était prêt à reprendre son service. Il ne vit plus son épouse que le jour, car, la nuit, il était chargé de garder les appartements de son maître.
Un soir, Ramsès lui dit :
— Je ne me sens ni libre ni tranquille, dans ce palais. Ma mère entend de nouveau des voix mystérieuses, et je ne puis recevoir personne sans qu’on ne m’écoute … Aussi, dois-je quitter ces appartements pour consulter mes fidèles amis.
— Veux-tu que je t’accompagne ? demanda Tutmosis en voyant que le pharaon mettait son manteau.
— Non, reste ici et veille à ce que personne n’entre chez moi … Même ma mère … Tu diras que je dors et que je ne veux voir personne.
— Il en sera fait comme tu le désires, dit le favori en recouvrant Ramsès de son manteau.
Il éteignit les lumières et Ramsès sortit par une porte secrète.
Arrivé dans le jardin, il regarda soigneusement autour de lui, puis se mit à marcher d’un pas rapide dans la direction du palais qu’habitait Tutmosis. Après quelques instants de marche, une ombre lui barra le chemin.
— Qui est là ? demanda une voix.
— Nubie, répondit le pharaon.
— Libye ! répliqua la voix, et l’ombre s’écarta.
Ramsès reconnut Eunane. Il s’approcha de lui et demanda :
— Ah, c’est toi ? Que fais-tu donc ici, la nuit ?
— Je fais le tour des jardins, seigneur, car des voleurs rôdent parfois autour du palais.
— C’est bien. Mais n’oublie pas que la première qualité d’un officier de la garde est la discrétion. Aussi, arrête les voleurs mais évite de remarquer les personnages de marque qui circulent la nuit dans le parc … Et surtout, tais-toi !
— Seigneur, je suis tel un tombeau, et mon glaive est à ton service !
Ramsès coupa net d’un geste le bavardage d’Eunane.
— Je sais, dit-il. Peut-être, un jour, te demanderai-je de le tirer pour moi !
Il poursuivit son chemin.
Après un quart d’heure de marche dans d’étroits sentiers, il se trouva dans le jardin de la maison de Tutmosis. Il crut entendre bruisser le feuillage, et demanda, à voix basse :
— C’est toi, Hébron ? …
Une ombre couverte d’un grand manteau courut à sa rencontre et, jetant ses bras autour du cou de Ramsès, elle se mit à le couvrir de baisers passionnés en murmurant :
— Enfin, tu es venu, seigneur ! Je t’attends depuis si longtemps !..
Il la prit dans ses bras et la porta jusqu’à la maison. Son manteau s’accrocha à une branche et glissa de ses épaules, mais il ne songea même pas à le ramasser …
Le lendemain matin, la reine Nikotris appela Tutmosis chez elle. Le favori la trouva affreusement changée : elle était pâle, ses yeux étaient creusés de cernes profonds, son regard paraissait inquiet.
— Assieds-toi, lui dit-elle en désignant un tabouret.
Tutmosis hésita.
— Mais si, assieds-toi, répéta-t-elle, tu es un ami ; je t’ai vu grandir ; tu pourrais être mon fils …
Tutmosis fut effrayé par l’affolement de la reine et par sa voix tremblante.
— Ne répète à personne ce que je vais te dire, reprit la reine. À personne … Jure-le-moi !
— Je le jure ! fit Tutmosis, de plus en plus inquiet.
— Écoute bien, mais ne me trahis pas … Vois-tu cet arbre, là, en face de la fenêtre ? … Sais-tu qui j’y ai vu, perché, cette nuit ?
— Le frère de notre pharaon, qui se prenait, une fois de plus, pour un singe, sans doute …
— Non, pas son frère, mais Ramsès lui-même !
— Cette nuit ?
— Oui ! La lumière des torches a éclairé son visage … Il m’a regardé avec des yeux de dément, et m’a dit : « Regarde, mère, maintenant je sais voler, ce que ni Chéops ni Ramsès le Grand, n’ont réussi à faire ! Vois comme des ailes me poussent !.. ». Il a tendu ses bras vers moi, et j’ai touché ses mains et son visage baigné de sueur glacée … Puis il est descendu de l’arbre et s’est enfui en courant …
Tutmosis écouta, plein d’horreur.
— Ce ne pouvait être Ramsès ! dit-il d’un ton décidé. C’était un homme qui lui ressemble, le sinistre Grec Lykon, qui a tué son fils et que les prêtres détiennent en leur pouvoir ! Non, ce n’était pas Ramsès ! C’est là une ignominie de plus imaginée par Herhor et Méfrès.