— N’accepte pas ce système, seigneur, murmura le grand trésorier au pharaon. Que chaque délégué dise son opinion à haute voix !
— Nous devons respecter la coutume ! intervint Méfrès.
— Soit, qu’ils votent à l’aide de cailloux ! décida le pharaon. Mon cœur est pur et mes intentions honnêtes.
Méfrès et Herhor se regardèrent à la dérobée.
Le grand gardien du Labyrinthe, assisté de deux officiers, circula entre les bancs et remit à chaque délégué les deux cailloux nécessaires au vote. Certains paysans ne comprenaient pas ce qu’on voulait d’eux, et disaient, embarrassés :
— Nous voudrions pourtant satisfaire à la fois et le pharaon et les dieux ! Comment faire ? …
Enfin, le vote commença. Tour à tour, chaque délégué s’approchait de l’urne et y glissait son caillou, de telle façon qu’on n’en pût deviner la couleur.
Le grand trésorier, debout à côté du trône, murmurait cependant au pharaon :
— Tout est perdu !.. S’ils avaient voté à haute voix, nous aurions obtenu l’unanimité ; maintenant, je suis convaincu qu’il y aura au moins vingt cailloux blancs dans l’urne !
— Calme-toi, répondit Ramsès avec un sourire. J’ai sous la main plus de régiments que je n’aurai de voix contre moi !
— Cela ne te servira à rien ! Sans l’unanimité, le Labyrinthe nous restera fermé !
Le défilé des délégués avait pris fin. L’urne fut vidée et son contenu répandu sur le sol : sur quatre-vingt-onze votants, il y avait quatre-vingt-trois cailloux noirs et seulement huit blancs.
Les généraux frémirent ; dans le regard des archiprêtres passa un éclair de triomphe, mais bientôt leur visage se rembrunit, car Ramsès gardait un air réjoui.
Personne n’osait proclamer à haute voix que la proposition du pharaon avait été rejetée. Ce fut Ramsès qui rompit le silence :
— Égyptiens, dit-il d’une voix calme, vous avez exécutez mes ordres. Ma grâce vous accompagne ! Pendant deux jours, vous serez mes hôtes au palais. Vous recevrez des présents, puis vous rentrerez chez vous, à votre travail !.. Que la paix soit avec vous !
Sur ces mots, il quitta la salle, suivi de ses courtisans, cependant que Méfrès et Herhor se regardaient avec désarroi.
— Il ne paraît nullement déçu ! murmura Herhor.
— Je t’ai toujours dit que c’était un chien furieux ! répondit Méfrès. Tu verras qu’il ne reculera pas devant la violence ! À moins que nous ne le devancions …
Le soir même, Ramsès XIII rassembla dans ses appartements ses plus fidèles serviteurs : le grand trésorier, le grand scribe, Tutmosis et Kalipsos, commandant des régiments grecs.
— Seigneur, commença le trésorier, pourquoi n’as-tu pas fait comme tes prédécesseurs ? Si le vote n’avait pas été secret, nous aurions déjà le droit d’entrée au Labyrinthe !
— Oui, le trésorier a raison, approuva le grand scribe.
Le pharaon secoua la tête.
— Vous vous trompez, dit-il. Même si toute l’Égypte, en chœur, criait : « Donnez les trésors du Labyrinthe ! », les prêtres refuseraient !
— Mais alors, pourquoi avoir convoqué cette assemblée ? Pourquoi avoir inutilement exaspéré nos ennemis ?
— Le vote m’a révélé le rapport exact des forces : quatre-vingt-trois voix pour nous, et huit seulement contre nous. Cela veut dire que je suis infiniment plus fort que mes ennemis ! Oh, ne vous faites aucune illusion ! poursuivit-il. Entre les prêtres et moi, c’est une lutte à mort qui est engagée ! Et puisqu’ils refusent de m’obéir de bon gré, j’agirai désormais par la force !
— Ordonne, seigneur ! s’écrièrent en chœur Kalipsos et Tutmosis.
— Voici ma volonté, commença le pharaon. Toi, trésorier, tu vas distribuer dix talents à la police … Tu approvisionneras les auberges en vins et en nourriture, afin que le peuple boive et mange sans qu’il ne lui en coûte une drachme, et cela pendant dix jours …
Le trésorier s’inclina profondément.
— Toi, scribe, reprit Ramsès XIII, tu feras annoncer sur les places publiques que les barbares s’apprêtent à nous attaquer à l’Ouest … Toi, Kalipsos, envoie au Sud quatre régiments grecs ; deux d’entre eux cerneront le Labyrinthe, les deux autres pousseront jusqu’à Hanès, plus au sud ; si des régiments des prêtres arrivaient de Thèbes, vous les repousseriez ; si le peuple, excité par le clergé, menaçait le Labyrinthe, vous serez forcés d’occuper ce sanctuaire pour défendre le divin trésor …
— Et si les gardiens du Labyrinthe s’y opposaient ? demanda Kalipsos.
— Ils deviendraient des rebelles, dans ce cas ; or, tu connais la loi … répondit en souriant Ramsès.
— Toi, Tutmosis, poursuivit-il, tu enverras trois régiments à Memphis. Tu les placeras aux alentours des temples de Ptah, d’Isis et de Horus. Si le peuple voulait attaquer ces temples, faites-vous en ouvrir les portes, et occupez-les, afin d’empêcher la populace de profaner les lieux saints et de violenter les prêtres …
— Et si on nous oppose de la résistance demanda Tutmosis.
— Seuls des traîtres oseraient tenir tête au pharaon ! trancha Ramsès. Maintenant, retenez bien ceci : les temples et le Labyrinthe doivent être occupés le 23 septembre. Le peuple, tant à Memphis qu’en province, peut donc s’agiter dès le 18 … D’abord modérément, puis de plus en plus fort et de plus en plus nombreux … Ainsi donc, si dès le 20 une certaine effervescence se manifestait, laissez faire … Mais l’attaque des temples par la populace ne doit se produire que le 22 et le 23 ! Et, dès que mes troupes auront occupé les sanctuaires, le calme doit revenir !
— Ne serait-il pas plus facile d’arrêter dès maintenant Herhor et Méfrès ? demanda Tutmosis.
— Pourquoi ? C’est le Labyrinthe qui m’intéresse, et les temples … Pas eux. Or l’armée ne sera à pied d’œuvre que le 22 septembre … D’ailleurs Hiram, qui s’est emparé des lettres que Herhor adressait aux Assyriens, ne sera de retour à Memphis que vers le 20. Ce n’est donc qu’à cette date-là que nous aurons les preuves de la trahison des prêtres. Nous pourrons alors les rendre publiques !
— Dois-je partir immédiatement vers le Sud ? demanda Kalipsos.
— Non. Tu resteras ici, ainsi que Tutmosis. J’ai besoin de troupes de réserve au cas où les prêtres réussiraient à s’attacher une partie du peuple …
— Et tu ne redoutes pas la trahison, seigneur ? demanda à son tour Tutmosis, vaguement inquiet.
Le pharaon haussa les épaules.
— Je n’ai plus rien à craindre, dit-il. J’ai devancé mes ennemis dans le rassemblement des forces ; ils sont donc déjà en état d’infériorité. Ce n’est pas en quelques jours qu’ils formeront des régiments !
— Et leurs miracles ?
— Il n’y a pas de miracle qui résulte à l’épée ! s’exclama en riant Ramsès.
Sur un signe du maître, les dignitaires se retirèrent, et Tutmosis demeura seul avec le pharaon. À ce moment, le favori ouvrit une porte secrète cachée dans le mur du cabinet et fit entrer le prêtre Samentou. Le pharaon l’accueillit avec joie et lui donna sa main à baiser.
— La paix soit avec toi, fidèle serviteur, lui dit-il. Qu’as-tu de nouveau à m’apprendre ?
— Je suis allé deux fois au Labyrinthe, ces jours derniers, répondit Samentou.
— Et tu connais déjà le chemin ?