Выбрать главу

Tournette avait entreprit de photographier une fleur quand il arriva, une rose qu’il avait extraite d’un bouquet, qui n’eût pas retenu l’attention d’un profane, mais dans les pétales de laquelle il discernait un mouvement singulier. Gaur savait qu’il ne fallait pas le déranger quand il était absorbé dans un travail de cette sorte. Il s’assit silencieusement dans un coin de la pièce et observa son ami en souriant. C’était pour lui à la fois un plaisir et un repos intellectuel de le voir opérer. Tournette était peut-

être le seul être qu’il admirait vraiment et devant lequel il se sentait comme un apprenti devant le maître.

A demi aveugle (il s’aidait dans son travail d’une douzaine de lunettes et jurait à chaque instant, déplorant de ne pas avoir encore la gamme nécessaire à une vision complète de l’ensemble et des détails) le vieillard ne quittait plus sa chambre, occupant son temps à remuer des souvenirs, à examiner ses collections et parfois, c’était le cas ce matin, à faire une prise de vue pour son propre plaisir. Autrefois fameux dans le monde des chasseurs d’images, puis ayant acquis une renommée nouvelle dans la photographie artistique, il était aujourd’hui à peu près oublié et vivait en ermite. Gaur était le seul à lui rendre visite à intervalles à peu près réguliers.

Tournette était absorbé pour l’instant par la préparation de son sujet. Il modifiait sans cesse la position de la rose. Il ajouta un peu d’eau dans le vase, puis, s’étant reculé et ayant changé de lunettes, il en enleva avec un geste d’énervement. Après être resté un moment en contemplation, il se précipita vers la fenêtre et corrigea plusieurs rois l’inclinaison du store. Ensuite, il déplaça un écran et consulta divers instruments d’optique que Gaur, lui-même, ne connaissait pas tous. Il parut perplexe et une grimace crispa les rides de son visage. Saisissant alors un appareil, il se mit à chercher un point de visée convenable, un angle favorable, et ne parut pas les trouver. Il essaya, sans plus de succès semblait-il, de monter sur un tabouret, puis de se mettre à quatre pattes, obligé de s’arrêter plusieurs fois pour souffler, en profitant pour changer un filtre de couleur, pour regarder d’autres instruments de contrôle ou modifier encore l’éclairage qui, visiblement, ne le satisfaisait pas.

Tout en s’agitant ainsi, il ne restait pas silencieux, mais émettait en chevrotant des phrases brèves, qui étaient souvent des citations d’auteurs français ou étrangers, des classiques en matière de photographie, dont il possédait aussi une collection complète. Cette manie, qui lui était venue avec l’âge, impatientait parfois Gaur, mais il l’écoutait aujourd’hui avec une attention particulière.

« In a perfect photograph, there will be as many beauties lurking unobserved as there are flowers that blush unseen in forest and meadows.

— Qui a dit cela ?

— O.W. Holmes. 1859. Un des premiers à avoir entrevu les possibilités de la photographie. »

Il s’agita de nouveau, changea de lunettes puis fit une pause.

« Mais Holmes n’a pas tout vu. Il n’a même pas vu l’essentiel. L’art de laisser transparaître des détails, que l’œil humain ne remarque pas en général dans la nature... je veux bien. On a dit aussi : le photographe doit voir à l’avance l’ensemble du cliché... Mais voir et prévoir, cela ne suffit pas ; un bon amateur y parvient sans peine. L’essentiel, pour nous, Martial, c’est de créer. Créer, tu m’entends, c’est ce qu’on n’avait pas compris autrefois, ce que beaucoup ne comprennent pas encore. Il ne s’agit pas d’enregistrer servilement... Je n’aime pas ce nom de « photographie ». Il est péjoratif. Le photographe doit être un créateur au même titre qu’un peintre. Je sais. Tu m’objecteras...

— J’objecterai bien sûr que c’est souvent impossible.

1 Dans une photographie parfaite, il y aura autant de beautés dormant sans attirer d’attention particulière qu’il y a de fleur s’épanouissant sans être vues dans les forêts et les prairies. »

— Impossible ! » s’écria le vieux avec indignation.

Gaur connaissait ses arguments par cœur, mais s’amusait à l’aiguillonner pour exciter sa verve.

« C’est facile pour vous, aujourd’hui, et aussi pour moi dans une certaine mesure. C’est impossible pour le reporter photographe, qui doit saisir instantanément un événement la plupart du temps imprévisible. C’est déjà beau quand il réussit à l’enregistrer avec fidélité.

— C’est faux, rugit le vieux Tournette. On a toujours, tu m’entends, même pour les images impromptues, toujours la possibilité de transposer, de transcender la réalité. C’est ce qui distingue l’artiste du bon artisan. Ainsi, moi... »

Il interrompit son travail avec agacement, ferma la fenêtre et rangea ses appareils.

« Impossible aujourd’hui, murmura-t-il. La lumière n’est pas bonne. J’essaierai demain... Je disais que l’artiste digne de ce nom doit imprimer sa griffe personnelle, même sur l’image la plus furtive. Tu ne me crois pas ? Ecoute. Tu connais ma photographie de Sandra ? »

Martial Gaur tressaillit. C’était une photographie célèbre autrefois et dont on parlait encore dans les cercles professionnels, même si son auteur était tombé dans l’oubli.

Elle avait excité la jalousie de tous les chasseurs d’images de la génération de Tournette.

Sandra était une des plus illustres actrices du cinéma international, célèbre par sa beauté, son talent et ses amours.

Au faîte de sa gloire, ayant même sans doute un peu dépassé le point culminant, elle avait été la proie, semblait-il, d’un accès de folie, était montée sur le toit d’un hôtel particulier qu’elle occupait pour un séjour à Paris et s’était suicidée en se jetant sur le pavé après quelques minutes d’hésitation, qui avaient permis aux badauds de s’assembler sur le trottoir.

Tournette, qui rôdait autour de l’hôtel, à l’affût d’une apparition de la vedette, s’était trouvé là au premier rang. C’est alors qu’il avait pris cette photo, document jugé exceptionnel par l’expression extraordinaire qui émanait du regard. Sandra devait expirer quelques instants plus tard.

« Ne t’es-tu jamais interrogé au sujet de cette expression que j’ai eu le bonheur de saisir ? Ne t’es-tu jamais demandé à quoi elle était due ?

— Vous avez eu tout de même beaucoup de chance. C’est le hasard qui vous a amené là, dans la rue, et permis de surprendre son dernier regard.

— Enfant !... La chance ? Le hasard ? Pour ma présence au bon moment dans la rue même, oui, sans doute ; quoique moi, j’appelle plutôt cela du flair. Mais cela ne suffit pas. D’autres ont de la chance. D’autres peuvent avoir du flair. D’autres auraient pu enregistrer le regard de la vedette mourante, mais ce n’aurait pas été le même regard tu m’entends. » Les yeux du vieillard brillaient d’un éclat inaccoutumé. Il était exalté par le souvenir de son succès et reprit, avec une véhémence un peu solennelle :

« Cette expression, qui fait toute la valeur de l’œuvre, qui lui a valu d’être reproduite dans le monde entier... »

Il n’exagérait pas. Le regard de Sandra mourante émettait un rayonnement presque surnaturel, un mélange hallucinant d’angoisse, de souffrance et de désespoir, une de ces émanations mystérieuses qui exalte les foules, aussi bien les âmes naïves que les blasés, qui provoque un subit accès de fièvre chez les directeurs de publications, les faisant s’agiter de mouvements désordonnés, les poussant à décrocher le téléphone d’une main tremblante pour ordonner à un rédacteur en chef d’arrêter surle-champ la fabrication d’une édition presque terminée, de couper n’importe quoi, de bouleverser de fond en comble la mise en page si c’est nécessaire, pour pouvoir publier le document sublime à la une. Jamais Martial Gaur n’avait obtenu un pareil triomphe.