« C’est moi qui ai provoqué cette expression, continua Tournette sur le même ton. Sans moi, elle n’eût jamais existé.
C’est moi qui l’ai créée. C’est grâce à moi, à moi, Armand Tournette, qu’un cliché simplement original est devenu unique, sensationnel. »
Il baissa encore un peu le ton, comme impressionné par ces souvenirs et continua d’une voix sourde, tandis que Martial ne le quittait pas des yeux.
« Quand je suis arrivé auprès du corps, je me suis trouvé en présence d’un visage inexpressif, raidi par le choc. Mon appareil était prêt. J’ai pris, bien sûr, une première vue, mais sans grande valeur, je ne l’ai jamais publiée. Je te dis que les traits étaient inertes. C’est en rechargeant mon appareil, sans cesser de l’examiner, que j’ai perçu chez elle un battement de cils, peut-être un réflexe provoqué par le déclic. Les badauds, terrifiés, n’osaient s’approcher. Moi, j’avais gardé l’esprit lucide.
J’observais et je réfléchissais, tous mes sens en éveil, tu peux me croire. J’ai compris qu’elle n’était pas complètement insensible et j’ai vu briller un rayon d’espoir.
» Oui, il y avait en effet peut-être encore un peu d’espoir, répéta Martial, sans cesser de le regarder. Qu’avez-vous fait alors ?
» J’ai eu une inspiration, continua le vieux photographe, sans pouvoir dissimuler l’orgueil qu’il éprouvait à évoquer l’exploit de sa jeunesse, une intuition, un de ces éclairs qui illuminent une vie d’artiste et pour lequel j’ai bien souvent remercié la providence.
» Je connaissais comme tout le monde les aventures amoureuses de Sandra et, en particulier, la dernière, avec un fils de famille à peine sorti de l’adolescence qui, chuchotait-on, était sur le point de la quitter pour une star beaucoup plus jeune qu’elle. Celle-ci commençait seulement à briller au firmament des étoiles, alors que le rayonnement de Sandra était sur le point de pâlir... Une inspiration du Ciel, te dis-je ! Je n’en ai éprouvé de semblables que deux fois dans ma vie. Je me suis placé sous le meilleur angle. J’ai braqué mon appareil, le doigt sur la détente et j’ai prononcé à haute voix le nom de la rivale et celui de l’amant infidèle.
» C’est alors, Martial, qu’elle a ouvert les yeux. C’est alors que j’ai pu fixer pour l’éternité cette expression de désespoir.
Pas une nuance n’en a été perdue. Aucun hasard là-dedans, aucune chance. Son regard était celui-là même que j’avais désiré.
» Après cela je me suis enfui. J’ai couru jusque chez moi.
J’ai vécu dans l’angoisse jusqu’à ce que j’aie développé la pellicule. Je craignais quelque accident. Mais mon inquiétude était sans objet. Le cliché était parfait. »
Le vieux Tournette s’était tu depuis un moment. Silencieux lui aussi, Martial ruminait maintenant ses propres souvenirs. Il songeait avec amertume que, s’il lui était arrivé de saisir le regard d’un mourant, jamais hélas, il n’avait eu une chance comparable à celle de son ami, chance ou bien génie, comme celui-ci semblait le croire. Pendant un très court instant, il fut effleuré par la pensée que leur conversation n’était pas celle d’êtres normaux et que si un individu quelconque l’entendait, il serait sans doute indigné. Comme s’il lisait dans ses pensées, le vieillard prononça une de ses sentences habituelles en matière de conclusion.
« Le photographe est un artiste. L’artiste doit savoir être inhumain. »
Martial Gaur resta encore un long moment sans prononcer une parole. Son vieux maître lui apparaissait comme un habitant d’une planète lointaine, envoyé sur la nôtre par des êtres supérieurs, avec mission de recueillir une documentation imagée sur les coutumes et les agissements des étranges animaux qui peuplent cette Terre.
Il fut tiré de sa rêverie par une question de Tournette qui lui demandait si le micro « ultra-directionnel » lui avait été de quelque utilité.
« Très utile, oui, répondit-il distraitement. Je vous remercie. Il a fonctionné d’une manière parfaite et je n’ai rien perdu de la conversation qui m’intéressait.
— Et tu penses qu’elle va te permettre de prendre une photo précieuse ? »
C’était le prétexte qu’il avait donné en empruntant l’instrument. Il commença à répondre sur le même ton distrait :
« Ce n’est pas impossible. Je... » Il s’interrompit soudain comme si une lumière brutale venait de l’éblouir. Les éléments de pensées confus et embryonnaires qui tourbillonnaient depuis quelques jours dans son esprit lui parurent subitement s’organiser en un ensemble compact et cohérent. Il reprit d’une voix bizarrement véhémente, au son de laquelle le vieux Tournette releva la tête et l’observa avec surprise par-dessus ses lunettes, discernant dans sa remarque un singulier accent, de jeunesse, comme un écho de l’enthousiasme d’autrefois. « Sait-on jamais ? »
XIV
« CHERIE, j’ai quelque chose à te demander. »
Après avoir assisté à une pièce d’avant-garde dans une salle du Quartier latin, Olga et Martial Gaur revenaient à pied vers leur hôtel, choisissant de petites rues désertes. Ils s’étaient montrés étrangement silencieux au cours de la soirée. Martial était songeur au point de ne pas se rendre compte que son amie était encore moins expansive que d’ordinaire. Ils n’avaient abordé que des banalités et, après le spectacle, c’est à peine s’ils avaient échangé quelques vagues impressions sur la pièce qu’ils venaient de voir et dont il eût été bien incapable de raconter le thème, tant il était absorbé dans ses pensées.
C’était ce soir même qu’il avait décidé de donner une autre impulsion au train d’événements que le destin lui avait fait aborder. Ce deuxième pas devait être effectué sans retard et il éprouvait avant de s’y résoudre, non pas un scrupule, mais le trouble que l’on ressent au moment de s’engager à fond dans une entreprise et de prendre soi-même en main des rênes abandonnées jusque-là flottantes au gré du hasard.
Ce sentiment confus se dissipa peu après la sortie du théâtre et il ne tarda pas davantage à donner le coup de pouce nécessaire à la réalisation de son projet, un plan qui s’était évadé tout d’un coup du domaine de l’inconscient, pour prendre dans son esprit des lignes de plus en plus nettes.
Il ne s’agissait, en vérité, que d’un très petit coup de pouce.
Il le donna avec son adresse coutumière, après avoir composé son visage en comédien expert.
« Chérie, j’ai quelque chose à te demander.
— Et moi, j’ai une confidence à te faire. »
Il était si bien accaparé par son rôle qu’il n’accorda guère d’attention à la réponse d’Olga.
« Je t’en prie, laisse-moi parler d’abord. Voilà ; je vais bientôt entreprendre un voyage... Oh ! Pas très loin, dans le Midi. Une quinzaine de jours, sans doute, en fait une balade assez agréable, une combinaison de travail et de repos, qui m’amènera sans doute sur les plages de la Méditerranée.