— Tu vas me quitter ?
— C’est ce qui me tourmente. C’est pour cela que je n’osais t’en parler. Ecoute, je ne veux te faire aucun mensonge, si petit soit-il. Tu sais à quel point j’adore ma liberté. Je dois donc te l’avouer : j’avais envisagé de partir seul.
— Tu n’as pas à t’excuser. Je comprends très bien cela. Je te l’ai dit mille fois.
— Oui, tu es parfaite. Seulement, aujourd’hui..., ce soir, enfin, depuis quelque temps, il arrive que je me sens très malheureux loin de toi. Je dois le confesser aussi : jamais je n’ai éprouvé un pareil sentiment. »
Que pouvait-elle répondre ? Elle pressa sa main et murmura à voix basse :
« Il m’arrive exactement le même accident. »
Un éclair de joie, admirablement bien élaboré, illumina le visage de Martial.
« Vrai ? Alors, j’ose. Je voulais te demander si tu ne pourrais pas venir avec moi. »
Il avait posé la main sur son épaule, en s’arrêtant pour faire cette requête qui avait l’allure d’une prière. L’épaule eut une légère contraction, seul indice de la contrariété que devait lui causer cette invitation. Il était évident qu’elle pensait à tout autre chose qu’à un voyage dans le Midi en compagnie de son amant de fortune.
« Chéri ! C’est bien vrai ? Tu as songé à m’emmener ? Je serais si heureuse !... Mais je suis obligée de penser à mon travail, reprit-elle sur un ton voisin du désespoir.
— C’est juste, murmura-t-il avec dépit. J’étais si enthousiasmé par la perspective de ce voyage que j’oubliais ton travail. Tu ne peux pas quitter ta boutique ?
— Quand dois-tu partir ?
— Dans une quinzaine, à peu près. Il faut te dire que cela ne dépend pas de moi. Je saurai bientôt la date exacte. »
Elle prit un air sérieux, hocha la tête et parut réfléchir profondément.
« Ne peux-tu reporter ce voyage un peu plus tard ? Le temps de prendre mes dispositions.
— Hélas ! Je te répète que la date ne dépend pas du tout de moi.
— Vraiment ? »
Il éclata de rire et prit un ton enjoué. « Juges-en. Mon voyage est lié d’une manière étroite aux déplacements du président de la République. »
Il éprouvait un plaisir délicat à jouer avec elle comme le chat avec la souris. Il n’était pas besoin de l’observer pour sentir l’émoi que ce nouvel aspect de la question suscitait en elle.
« C’est à la suite d’une promesse que m’a faite ce brave Herst, dont j’ai grand tort de me moquer parfois, car c’est le meilleur des amis. Il serait stupide de ma part de négliger une pareille occasion. »
Il lui rapporta tout ce que Herst lui avait appris au sujet des escapades projetées par Pierre Malarche et sa promesse de lui laisser prendre un cliché peu ordinaire du chef de l’Etat, seul, faisant l’école buissonnière.
« Tu comprends, conclut-il, dans mon état, une aubaine de cette sorte est inespérée. »
Et pour parachever son rôle, il joua la carte de la mélancolie, comme il l’avait fait avec Herst.
« Je me sens parfois tellement diminué ! Rayé de la liste d’une corporation dont j’occupais autrefois la tête. Tu ne peux pas savoir.
— Chéri ! »
Elle
l’étreignit
avec
une
spontanéité
bouleversante. Il fit mine de s’essuyer les yeux et l’écarta en secouant la tête avec énergie.
« Mais je comprends que tu ne puisses quitter ta boutique.
Je ne suis pas un égoïste. Je te promets de penser à toi chaque jour. »
Elle se serra de nouveau contre lui et parut prendre une grande décision.
« Ecoute. Je vais faire l’impossible. J’ai une amie qui me remplace en général pendant les vacances. Je vais lui téléphoner dès demain.
— Tu ferais cela !
Mais tu sais bien que j’en ai encore plus-envie que toi, s’écria-t-elle en se jetant à son cou et en l’embrassant avec passion ! Et puis, je crois aux pressentiments. Quelque chose me dit que je te porterai chance, qu’il faut que je sois près de toi, et que tu réussiras alors une photographie vraiment sensationnelle.
— J’en suis certain, moi aussi », dit-il en lui rendant son baiser.
Ils marchèrent la main dans la main jusqu’à leur hôtel.
C’était maintenant le tour d’Olga d’être absorbée et silencieuse.
Elle ouvrit la bouche comme pour parler à plusieurs reprises, puis y renonça, elle ne se décida qu’après de longues hésitations.
« Chéri, je t’ai dit tout à l’heure que j’avais une confidence à te faire. »
Il leva la tête, surpris. Ses propres manœuvres lui avaient fait oublier cette déclaration.
« Une confidence ?
— Une confidence grave. Et il f te la fasse ce soir
— Une confidence grave. Et il faut que je te la fasse ce soir.
Il le faut avant que nous entreprenions ce voyage, qui peut nous attacher encore un peu plus l'un à l'autre. Je n'ai pas le droit de continuer à te mentir, de prétendre être ce que je ne suis pas.
C'est un aveu qui me coûte, mais c'est nécessaire... »
— Un aveu ? Ceci ne faisait en aucune façon l'affaire de Martial Gaur. Quelle mouche la piquait ? Allait-elle tout gâcher
? Prise de scrupules subits et incompréhensibles, allait-elle démolir en une seconde la belle simplicité de son plan ?
« Voilà : Poulain n'est pas mon vrai nom et je ne suis pas la fille de provinciaux que tu imagines. »
Elle lui avait raconté un soir une histoire de parents morts dans la misère, à la suite de quoi elle serait venue à Paris pour gagner sa vie. Il ne l'avait écoutée que d'une oreille distraite. Il le savait bien, parbleu, que tout cela était pure invention. Il se doutait bien aussi quelle avait pris un nom d'emprunt. Il était assez habile pour percer à jour son personnage sans quelle s'en mêlât. Allait-elle faire une confession complète, qui le mettrait devant une insupportable alternative : la dénoncer ou devenir son complice ? Cela bouleversait de fond en comble sa stratégie qui était simple, et il tenait la simplicité pour la plus belle des vertus. Il fallait empêcher cela à tout prix.
« Ton nom m'importe peu, chérie, ton passé, encore moins. Je ne te demande rien.
— Mais moi, je veux que tu saches exactement à quoi t'en tenir sur moi et sur mes origines. »
Elle y tenait ! Furieux de son insistance, il tenta encore de l'arrêter, mais elle continua avec l'autorité qu'elle savait prendre en certaines occasions.
« Je le veux. Mon vrai nom est Olga Jardan. Jardan, cela ne te dit rien ? Je vois que tu y es. » Il n'eut pas besoin d'un grand effort de mémoire pour se souvenir de ce nom, qui avait paru en première page de tous les quotidiens, l'année précédente.
« Jardan ? Tu veux dire Pierre Jardan, le...
— Le gangster. Pierre Jardan, surnommé Pierrot le Bourgeois, dit-elle d’une voix sourde. Je suis sa fille. Il fallait que je te l'avoue, même si cela doit te détacher de moi. »
Ils étaient arrivés tout près de leur hôtel. Il s'arrêta un peu avant l'entrée et la regarda en silence, détaillant les traits de son visage éclairé par les lumières du bar.
Pierre Jardan était un gangster de la vieille époque. Martial avait lu son histoire par curiosité. Il se rappelait maintenant qu'on avait mentionné l'existence d'une fille, dont un journal avait même publié une photographie ancienne. Voilà donc enfin expliquée cette impression familière que lui avait produite le visage d'Olga ! Au moment du procès, cette fille était apparue comme un des rares éléments en faveur de Jardan, que son avocat avait en vain tenté d'exploiter. Il l'avait toujours tenue à l'écart de sa vie criminelle et lui avait fait donner une bonne éducation.