— A moi, balbutia Martial dans une sorte d’extase, à moi ?
— Oui. Après tout, tu es intéressé dans l’histoire. Tu n’as rien d’autre à faire et je sais que je peux compter sur ta discrétion.
— Peux-tu me rendre le service de faire un peu de prospection au bord de la mer et de trouver un coin qui donne satisfaction à tout le monde, au jeune couple qui désire un site agréable, à moi qui recherche la sécurité et, par-dessus le marché, puisque je te mets dans le coup, à toi, pour que tu puisses prendre la photo de tes rêves. Plus j’y réfléchis, plus je suis convaincu que ce travail est tout à fait dans tes cordes.
Qu’en penses- tu ?
— J’accepte, dit Martial, en s’efforçant de dissimuler en partie son enthousiasme. J’accepte avec joie, car tu ne peux savoir combien il est précieux et rare pour un photographe de pouvoir choisir lui-même le décor d’une prise de vue. »
IV
C’EST ainsi que Martial Gaur partit le lendemain à la recherche d’une plage satisfaisant à de multiples exigences. Il avait, bien entendu, demandé à Olga de l’accompagner. L’avis d’Olga était précieux dans cette délicate mission.
Elle ne s’était pas fait prier et la gaieté qu’elle manifestait ce matin-là, à son côté n’était pas feinte. Elle ne pouvait que remercier la Providence de la proposition inespérée de Herst.
Martial, pour sa part, n’étant pas loin de tenir l’idée du gorille comme inspirée par le ciel, ce fut dans une atmosphère d’exultation qu’ils prirent tous deux la route de la mer.
La veille, il n’avait pas attendu longtemps pour mettre son amie au courant des derniers développements. Quand il était rentré à l’hôtel, après avoir raccompagné Herst, elle était couchée, mais ne dormait pas.
« Tu te rends compte, je vais moi-même choisir le décor ! Ce sera une photo sensationnelle, Olga, Songes-y... tous les atouts.
Le sujet : un chef d’Etat, seul avec sa bien-aimée sur la plage déserte, et le cadre... Il me faut un site merveilleux, s’écria-t-il dans un élan d’enthousiasme romantique... une crique ; c’est cela, je la vois d’ici ; une crique taillée dans les rochers avec un arrière-fond de falaises couvertes de pins ; et inondée de lumière ; de la lumière surtout, une lumière qui fasse éclater toutes les splendeurs de la Méditerranée et de la Provence.
— Tu as raison, murmura-t-elle d’une voix sourde, comme voilée par l’émotion que son amant venait de lui communiquer : un décor somptueux, digne de la scène. Je la vois, moi aussi, cette crique. Elle existe. Nous la découvrirons. »
Il s’était assis au bord de son lit et, dans l’excès de son émoi, se tenait penché en avant, les muscles tendus, pesant de ses poings serrés de part et d’autre du corps de sa maîtresse. Il éprouva un ravissement d’être aussi bien compris et de lire dans ses yeux dilatés une exaltation égale à la sienne. En cet instant, il n’y avait aucune arrière-pensée trouble dans son esprit et ils communièrent pendant un long moment dans une sorte d’extase.
Il conduisait sa propre voiture, spécialement agencée pour sa jambe, se forçant à conserver une vitesse modérée, dans l’état d’esprit d’un limier de grande race suivant la piste d’un gibier noble. Ils avaient passé la plage de Marseille et celle des villages qui environnent la ville, sans même leur accorder un regard. Le sable y paraissait peu engageant et, malgré la saison peu avancée, il y avait déjà pas mai de baigneurs.
« Trop de monde et beaucoup trop conventionné. Un décor de carte postale, avait-il tranché. Pas du tout l’endroit qu’apprécierait Malarche en quête d’intimité et de pittoresque. »
Elle avait approuvé, sans l’ombre d’une hésitation,
« Et je ne vois aucun abri où tu puisses te dissimuler pour prendre une photo », ajoutât-elle avec une nuance d’inquiétude.
Il la regarda avec tendresse et, tout en conduisant, ne put s’empêcher de lui décocher un baiser furtif.
« Nous sommes tout à fait d’accord, toi et moi, chérie. Il n’en est pas question. »
Mais le paysage changea bientôt et la côte révéla ses merveilles quand ils abordèrent la nouvelle route des calanques, celle qui n’avait été terminée que quelques mois plus tôt, après d’interminables palabres et les coups de frein donnés par les propriétaires de cabanons, craignant qu’elle ne portât atteinte à leur tranquillité, en ouvrant aux touristes motorisés une voie autrefois pratiquée seulement par de valeureux excursionnistes.
La route longeait la côte en d’innombrables méandres, se frayant un chemin difficile à travers des falaises de rochers blancs couvertes de pins, coupées en certains endroits par de petites criques.
Ils s’arrêtèrent plusieurs fois pour inspecter certains de ces havres, sans pouvoir en trouver un satisfaisant leur soif de perfection. Ils firent enfin halte au-dessus d’une assez grande calanque. Là, frappés tous deux par la beauté du site, après avoir échangé un long regard, ils s’engagèrent sur la route transversale qui y menait et mirent pied à terre pour l’examiner de plus près, car certains de ses avantages naturels sautaient aux yeux. Quelques maisons de pêcheurs occupaient le fond de la baie, dominant une ébauche de port, où étaient ancrés deux ou trois barques et un canot de plaisance. Un chemin grossièrement taillé dans le granit s’éloignait du hameau où aucun habitant n’était visible, menant à une crique où l’eau transparente, léchant un hémicycle de sable blanc, ne pouvait manquer de séduire les amateurs de baignade. Ils s’assirent sur un rocher et commencèrent chacun de son côté une analyse minutieuse du décor.
« Ce ne serait pas si mal, dit enfin Olga, avec un coup d’œil interrogateur.
— Ce ne serait pas si mal », répéta-t-il à voix basse.
Il eût fallu sans doute être très difficile pour ne pas être ému par la beauté du paysage. Il lui avait cependant semblé déceler comme une restriction dans la remarque d’Olga, dont il appréciait beaucoup le jugement. Lui-même se sentait assez hésitant.
Il resta un très long moment silencieux à côté d’elle, tourmenté, en proie à un malaise dont l’origine était mystérieuse. Il croyait percevoir autour de lui et sentir au plus profond de son être une profusion d’éléments favorables à la naissance d’un chef-d’œuvre. Il brûlait de se mettre au travail, mais était torturé par la crainte d’être victime d’une illusion et redoutait de se lancer dans cette voie, alors qu’il pouvait en exister une meilleure, et de creuser ainsi une ornière fatale dont il lui serait impossible de s’évader. Il endura ainsi pendant d’interminables minutes toutes les souffrances, toutes les tortures de l’artiste créateur.
Certaines phrases que Tournette lui avait répétées mille fois au cours de son apprentissage bourdonnaient sans cesse dans sa mémoire. Le photographe doit être capable de créer à l’avance, dans son esprit, le panorama complet du cliché définitif... Ne pas oublier que chaque détail sera automatiquement reproduit, certains, que l’œil humain ne remarque pas dans la nature, pouvant apparaître monstrueux sur une photographie et la déflorer d’une manière irrémédiable.
Il lui fallait surtout imaginer le sujet essentiel pour le situer dans le cadre. Il s’attacha donc pendant un long moment à la seule considération de ce sujet, fidèle à sa règle personnelle qui était tout de même de lui accorder la préséance sur le détail. Il réussit, sans grand effort, à faire apparaître sur le sable le couple amoureux que formaient Malarche et sa jeune compagne, allongés côte à côte, détendus, avides d’air pur, et farouchement décidés à exprimer toute la jouissance possible de quelques heures d’évasion,