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C’était à ce moment-là, profitant de leur immobilité, que Verveuil ajusterait son tir. Où donc se placerait le tueur ? Sans aucun doute, au-delà de cette lisière de pins, dans les rochers, où il pouvait trouver une cachette convenable ; mais pas plus près. Cela devait faire un peu moins de cent mètres et ce point le plongeait dans la même incertitude que lorsqu’il inspectait la maison de l’échafaudage. Verveuil se prétendait sûr de lui à cette distance, mais son insupportable fatuité ne permettait pas de lui faire entièrement confiance. Gaur avait l’intuition que cette question tracassait beaucoup Olga et elle devait connaître son complice et ses possibilités encore mieux que lui-même.

Son regard croisa celui de son amie, et il y lut sans peine une inquiétude inavouée, le même trouble qu’il avait perçu dans son accent, quand elle déclarait : ce n’est pas si mal. Il ne pouvait tout de même pas lui demander son avis sans ambages, comme il l’eût souhaité. Cela était contraire à la règle du jeu.

Il répéta lui-même entre ses dents : oui, ce n’est pas si mal, comme s’il voulait s’en convaincre. Après tout, à moins de cent mètres, il y avait tout de même de grandes chances de succès. Il chassa cet élément du sujet de son esprit, pour aborder d’autres considérations. Il avait accordé assez d’attention aux problèmes des autres. On ne pouvait certes pas le taxer d’égoïsme. Il était temps de songer à sa propre place, le poste du photographe.

Il pouvait le choisir, lui, dans une certaine mesure. Il était convenu avec Herst de ne pas chercher à se dissimuler dans les rochers (cela lui était difficile de jouer les chamois avec sa mauvaise jambe). Il s’installerait à l’avance sous une tente, se donnant l’allure d’un campeur, comme on en rencontre sur cette côte même dans les endroits les plus isolés. Il feindrait de dormir et pourrait opérer à l'aise de l’intérieur de son abri, sans être vu. Il examina le terrain avec soin. Il planterait sa tente au-dessus de la plage, dominant toute la scène. C’était un arrangement satisfaisant à première vue. Pourtant...

Il ressentit une vive contrariété et son sourcil se fronça.

Après un examen plus attentif, Il lui apparaissait que le seul point vraiment convenable pour obtenir une vue d’ensemble était celui où ils se trouvaient en ce moment. Mais, étant donné la forme de la crique et l’emplacement presque obligatoire du couple, il aurait une toile de fond déplorable : une barrière de rochers dénudés, d’un blanc éblouissant, qui brouillerait son cliché, même avec les meilleurs filtres de couleur. Pas de vue sur la mer, pas même un bout de vague. Sa photo semblerait avoir été prise devant un mur. C’était inconcevable.

Il soupira et fit un nouveau tour d’horizon, en quête d’un autre poste. L’orientation de la calanque ne s’y prêtait guère. Il pourrait peut-être se déplacer vers la gauche, en s’élevant un peu plus haut dans les rochers. Oui, de là, à la rigueur il saisirait le couple avec un coin de mer par-derrière et un petit triangle de falaise ; un fond passable, sans être parfait. Et puis... Et puis... Il eut une grimace de dépit et laissa échapper un juron rageur, tandis qu’Olga le regardait avec surprise. Avait-il perdu l’esprit pour ne pas songer au premier abord à ceci, qui sautait aux yeux ? Avec sa mauvaise jambe, il n’aurait jamais le temps, après avoir pris son cliché d’ensemble, de dégringoler de ce poste, dans les rochers, de courir vers la plage pour prendre une photo en gros plan, à bout portant, de la victime. Ce document, qui devait être le clou de la série et auquel aucune considération ne pouvait le faire renoncer, lui échapperait ici. Il lui faudrait plusieurs minutes pour franchir cette distance dans ce terrain accidenté. Herst et ses acolytes, qui ne seraient tout de même pas à des kilomètres, arriveraient avant lui.

« Allons voir ailleurs, dit-il brusquement à Olga. Je suis certain que nous devons trouver mieux. »

Il fut heureux de discerner une approbation dans le soupir de soulagement quelle poussa.

Il avait failli se laisser séduire et égarer par la beauté du cadre. Il l’avait échappé belle. Il s’en félicita en concluant que l’on n’est jamais assez difficile envers soi-même et que l’artiste créateur, dans ses recherches, doit savoir modérer parfois son inspiration, pour céder la place à un critique pointilleux et inflexible.

V

SUR un geste d’Olga qui occupait le siège arrière, Verveuil arrêta la moto dans une courbe dominant la calanque, un peu après l'embranchement d’une route transversale pierreuse qui permettait d’y accéder. « C’est ici. »

Sans quitter sa machine, comme un touriste pressé, Verveuil fit un rapide tour d’horizon. Il était, lui, indifférent à la beauté du paysage et ne considérait le cadre que d’un point de vue utilitaire.

« Je crois que Gaur a été bien inspiré, reprit Olga. J’ai fait mon possible pour entraîner sa décision. Ici, nous avons tous les atouts en main. »

Verveuil fit une moue et ne répondit pas directement.

Sentant d’instinct la supériorité de sa complice, sans se l’avouer, il avait confiance dans son jugement, mais ne voulait pas l’approuver trop vite. Il fit mine d’agiter en lui-même des objections qui ne pouvaient venir à l’esprit d’aucun subalterne.

« Nous allons voir cela de plus près, dit-il d’un air important. Mais êtes-vous sûre que Herst est d’accord sur ce choix ?

— Martial l’a amené ici ce matin même, pour lui montrer sa découverte et il s’en est déclaré satisfait. Il n’a fait aucune objection. C’est là que Pierre Malarche viendra après-demain. »

Après avoir exploré en effet un nombre considérable de sites et failli se décider, faute de mieux, pour l’un d’eux offrant quelques-uns des avantages requis, Gaur avait fini par dénicher ce merveilleux coin de côte, qui les présentait tous.

C’était une calanque d’une beauté exceptionnelle, creusée entre des falaises où l’érosion avait sculpté de fantastiques reliefs, dont le caractère étrange avait fait palpiter le cœur du photographe. Le manque d’eau douce l'avait préservée jusqu’alors des cabanons et des guinguettes. Le dimanche seulement, des Marseillais venaient parfois y faire un pique-nique et quelques excursionnistes y campaient pendant les vacances. Très peu : les touristes préféraient des coins moins sauvages. On pouvait y accéder en voiture par la route pierreuse ou, à la rigueur, y descendre à pied par un ancien sentier, à demi obstrué aujourd’hui par des éboulements et par la végétation.

C’est la trace de ce chemin que cherchèrent les deux compagnons, soucieux de ne pas se faire repérer. Ils le découvrirent bientôt et s’y engagèrent. Verveuil étudiait le terrain avec minutie et prenait des repères. Il maugréa devant quelques passages difficiles où les ronces entravaient la marche et les déblaya avec soin. Il était visible qu’il pensait à sa retraite.

Ils parvinrent enfin au dernier fourré, qui était aussi près de la crique qu’ils pouvaient le souhaiter. La plage de sable était à moins de cinquante mètres d’eux. Verveuil hocha la tête en signe d’approbation. Après quelques tâtonnements, il choisit un emplacement sous un pin qui croissait entre deux blocs de granit, où la broussaille le dissimulait complètement. Il saisit un bâton et fit mine de viser un point sur la plage.