Il déballa son matériel de campeur et commença à monter sa tente, au point choisi après de multiples considérations techniques, minutieusement passées au crible avec toutes les ressources de son expérience. Cela ne lui demanda que peu d’efforts, malgré le handicap de sa jambe. Il retrouvait les gestes précis et adroits du bon vieux temps. Il avait déjà utilisé ce matériel en plusieurs occasions, comme poste d’affût, et la manière dont il devait l’orienter pour pouvoir opérer dans les meilleures conditions était au point dans sa tête depuis plusieurs jours.
Quand il eut terminé, il sourit de contentement en contemplant son abri de toile. Puis, il retourna à sa voiture, déchargea les précieux instruments de son métier et les rangea avec méthode dans un coin de la tente. Les appareils, leur chargement, les filtres de couleur, différents analyseurs de lumière, tout avait déjà fait l’objet d’une sélection et d’une inspection méticuleuses. Il n’avait plus qu’à attendre.
Le soleil avait disparu derrière les hautes falaises qui encadraient la calanque. Les trois jeunes gens étaient montés dans leur barque et s’éloignaient. Il resta seul dans la crique encore imprégnée de tiédeur. Il déploya un fauteuil pliant et plaça un verre à portée de sa main.
Tout paraissait au point. Il ne lui restait plus qu’à recueillir les fruits de ses préparatifs subtils. Le décor était parfait ; il était inutile d’en passer une nouvelle inspection ce soir ; il aurait bien le temps demain matin et l’éclairage serait meilleur. Restait à savoir si tous les acteurs connaissaient bien leur rôle.
Il avait l’impression qu’il en était ainsi, mais nourrissait encore quelques inquiétudes à ce sujet. Aussi, quand il s’installa face à la mer qui s’assombrissait pour passer en revue une dernière fois les rouages les plus délicats de la machine, il pensa tout de suite à Verveuil, ainsi qu’à sa complice, essayant d’imaginer leur attitude et de suivre leurs mouvements au coure de cette soirée.
C’était un jeu qu’il pratiquait depuis longtemps. Il savait que Verveuil s’était logé, non pas à Marseille (il avait pris assez de peine pour le mettre en garde contre une telle imprudence) mais dans les environs. L’endroit où il attirerait le moins l’attention à cette époque de l’année et où il serait à pied d’œuvre était une station balnéaire, peut-être Cassis, ou La Ciotat ? Il les vit tous deux, ce soir, assis comme lui devant la mer, sans doute sur la terrasse d’un hôtel, Verveuil peut-être encore affublé de sa fausse barbe, assez nerveux dans le fond, faisant des efforts pour conserver le calme des héros, tentant plus que jamais de se persuader qu’il était l’homme du destin.
En ce mois de juin, la terrasse était déserte ou presque. Ils s’étaient placés dans un coin où nul ne pouvait les entendre. De temps en temps, l’un d’eux faisait une remarque ou posait une question à voix basse. Olga, nerveuse elle aussi, s’inquiétait de savoir si son acolyte avait pensé à tout.
« Vous êtes sûr que nous ne sommes pas à la merci d’un incident stupide, une panne par exemple ? »
Verveuil répliquait qu’il n’était pas un enfant et qu’il n’avait rien laissé au hasard. Ses pneus étaient neufs et son moteur avait été vérifié quelques jours auparavant.
« Et le fusil ? Il est bien caché ? Il ne peut pas y avoir de raté, n’est-ce pas ? Vous êtes sûr de votre coup ?
— Ma chère amie, répondait Verveuil sur un ton protecteur, le fusil est démonté au fond d’une cantine cadenassée et je l’ai essayé la semaine dernière encore. Les munitions sont de qualité supérieure. Quant à l’opération elle-même, je vous prie de me laisser le soin de m’en occuper. »
Ainsi Martial Gaur cherchait-il à apaiser sa propre inquiétude en imaginant des réponses rassurantes. L’arme du crime, en particulier, continuait à lui donner du souci. Il eût désiré avoir la certitude qu’elle était parfaitement adaptée à l’opération et se sentait troublé, lui qui remuait tous les fils de l’intrigue, d’être dans une ignorance à peu près totale à son sujet, condamné à des suppositions stériles.
A propos d’Olga, il se posa de nouveau une question qui le tracassait depuis quelque temps. Olga accompagnerait-elle le tueur ? Serait-elle à son côté au moment de l’attentat ? Ou resterait-elle sur la route, près du véhicule ? Ou bien, son rôle terminé, avait-elle déjà quitté la région ? Cela n’avait pas une très grande importance, mais il se sentait vexé et presque coupable d’ignorer encore certains détails du scénario. Il hésita un long moment, comme devant un irritant problème, fit entrer dans une analyse minutieuse toutes les données qu’il possédait, et finit par se persuader qu’elle serait là, près de son complice.
Elle voudrait savourer le spectacle de sa vengeance. Peut-être aussi n’avait-elle pas une confiance illimitée dans l’esprit de décision de Verveuil, en cas d’aléa. Cette conclusion raisonnée qu’Olga serait présente lui procura une sorte de soulagement, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi.
Restait son propre rôle. Il le connaissait sur le bout du doigt. Il aurait tout le temps de le répéter une dernière fois en esprit, le lendemain matin, à la lumière du soleil, en même temps qu’il passerait un ultime examen du décor.
Il passa une nuit assez agitée dans son sac de couchage, mais réussit cependant à prendre quelques heures de repos. Il fut éveillé au petit jour par un bruit de moteur et écouta avec attention. C’était une motocyclette. Le fracas répercuté par les falaises de la calanque dans le silence matinal s’éteignit tout à coup. Martial Gaur éprouva une intense satisfaction intellectuelle, qui s’épanouit en un sourire. Il passait décidément par une période de perspicacité peu commune.
S’ingéniant la veille à se mettre dans la peau des conjurés, il avait songé qu’une moto était l’engin le plus facile à dissimuler pour une circonstance de ce genre et le plus pratique pour prendre la fuite.
Il se leva et s’assit près de la fenêtre de sa tente, l’oreille aux aguets. Il n’y avait pas un souffle d’air et la crique était à peine agitée par quelques ondulations silencieuses. Au bout d’un quart d’heure environ, il crut percevoir des craquements dans les fourrés qui le séparaient de la route nationale. Il ne s’était pas trompé. Quelqu’un marchait dans le sous-bois. Verveuil, sans aucun doute, Verveuil et Olga. Olga devait être là, il en avait maintenant la conviction. Ils empruntaient le sentier, comme il l’avait prévu encore, C’était l’itinéraire le plus sûr pour eux.
Ils se postaient bien en avance. C’était plus prudent. Délivré d’un premier souci, il ne put s’empêcher de critiquer sévèrement leur approche peu discrète : il pouvait suivre leur progression à l’oreille. Non seulement à l’oreille, mais... oui, il avait bien vu : un buisson, là-bas, avait tressailli, puis un autre, un peu plus près. N’importe quel campeur se trouvant- là par hasard aurait remarqué cette arrivée. Martial Gaur, qui rendait tout naturellement Verveuil responsable de cette imprudence, eut un haussement d’épaules rageur, en murmurant :