« Va-t-il continuer à signaler ainsi sa présence ? Encore heureux qu’il soit arrivé très tôt ! »
Un autre buisson fut agité comme par un coup de vent, un des derniers couverts avant la plage.
« J’espère tout de même qu’il va s’arrêter. S’il avance encore, il va se trouver en pleine vue.
Mais le même buisson frémit à plusieurs reprises, puis le bois reprit son immobilité silencieuse. Gaur se calma et esquissa même un nouveau sourire de satisfaction : le tueur se plaçait exactement au point déterminé par lui-même.
Verveuil, qui avait poussé sa motocyclette dans un épais fourré, à peu de distance de la route, effaça avec soin toutes les traces. Puis, il prit un étui qui paraissait peser assez lourd, le mit à son épaule et, suivi d’Olga, s’enfonça dans les pins, suivant le sentier. Elle portait un short et un chemisier, lui, un costume kaki comme s’en affublent certains pêcheurs du dimanche. Rien ne les distinguait de deux citadins prêts à passer une journée de vacances au bord de l’eau. Elle s’était même munie d’un panier à provisions, d’où émergeait le col d’une bouteille rassurante.
Il jura à voix basse en arrivant près de la crique. Malgré leurs précautions, malgré les sandales qu’ils portaient, ils ne pouvaient empêcher les craquements de la broussaille sèche.
« Il risque de nous entendre. Pourvu qu’il ne lui prenne pas fantaisie de venir se promener par ici. »
La rencontre de Gaur était évidemment celle qu’il redoutait le plus. Il était le seul à qui ils ne pourraient donner une explication sur leur présence.
« Cela m’étonnerait. En ce moment, s’il est réveillé, il ne pense qu’à sa photo. De plus, il marche avec difficulté sur un terrain comme celui-ci. »
Ils parvinrent au poste choisi. Verveuil déposa son fardeau sur le sol, saisit le bâton qu’il avait laissé dans la fourche du pin et fit une ultime vérification.
« Parfait, dit-il à voix basse,
— Je peux voir ? »
Il se poussa un peu pour qu’elle pût prendre sa place entre les deux rochers. Elle fit comme lui le simulacre de viser, le bâton coincé contre son épaule et serré entre ses doigts. Elle balaya d’un geste lent toute la plage, marquant une longue pause en un certain point, où son œil percevait déjà un corps allongé sur le sable. Ce corps lui parut une cible immanquable, même pour elle, qui n’était pas entraînée au maniement des armes à feu.
« Nous le tenons, murmura-t-elle. Vous montez le fusil ? »
Il fut d’un avis contraire. Ils avaient plusieurs heures à attendre et, si bien cachés qu’ils fussent, un excursionniste pouvait les découvrir. Il leur était alors facile de prétendre être un couple d’amoureux dissimulé dans le bois.
« Je le monterai un peu avant l’arrivée de Malarche. Vous avez dit : vers onze heures ?
— Il quittera la ville à onze heures précises, cela j’en suis sûre. Herst a été obligé de prévoir un horaire précis pour qu’il puisse quitter sa résidence sans être aperçu. Il peut être ici vingt minutes plus tard.
— Je monterai le fusil à onze heures. Gaur, alors, ne sortira plus de sa tente, même s’il entend un léger bruit. »
De leur côté aussi, tout était au point. Ils se préparèrent à une longue attente, se relayant pour observer la route pierreuse qui débouchait sur la calanque.
VII
LE photographe, lui, n’avait aucune raison de se cacher. Les conjurés étaient au courant de sa présence. Il ouvrit sa tente et apparut debout, face au site qu’il avait eu tant de mal à découvrir et qu’il n’était pas loin de considérer aujourd’hui comme sa propre création. Devant lui, la mer, les rochers et les pins composaient le décor idéal, celui-là même dont il avait rêvé pour son exploit, un cadre qui prenait enfin toute sa signification dans la lumière matinale.
Le soleil commençait à pointer au-dessus de la falaise. Les blocs de granit prirent une forme plus nette. L’eau de la crique tourna au vert. Le gravier se mit à miroiter et le sable gris se colora de blanc et d’ocre. Le photographe saisit son appareil, approcha son œil du viseur avec un geste de chasseur à l’affût et balaya la plage d’un geste lent.
Il était dix heures. Il mesura une fois encore l’intensité de la lumière et analysa sa qualité à l’aide de différents instruments.
Il avait effectué cette opération plus de dix fois depuis le lever du soleil. Tout allait bien.
L’éclairage serait parfait dans une ou deux heures. Il reposa son appareil dans son repaire, à côté d’un autre, un peu différent, réservé au gros plan. Ensuite, il s’assit à l’entrée de sa tente pour se pénétrer une dernière fois de tous les éléments du décor et procéder en esprit à une répétition générale.
Il tourna d’abord son regard vers le ciel et se sentit pénétré de reconnaissance envers les dieux de Provence, qui gratifiaient cette Terre d’un firmament aussi serein. Pas un nuage. La toile de fond d’un bleu uni ne présentait aucune déchirure. Ayant passé les jours précédents à éplucher les prévisions météorologiques, torturé à la pensée qu’une tempête vînt ternir l’atmosphère, il prononça intérieurement une action de grâces passionnée. Aucun accident de ce genre n’était à craindre.
Son regard s’abaissa vers l’horizon, sans que son œil pût trouver le moindre sujet de critique. Le ciel et la mer formaient un ensemble d’une harmonie parfaite, si bien assorti qu’on ne pouvait discerner lequel engendrait la magie de l’autre.
L’exaltation artistique du photographe fut si intense devant ce miracle lumineux que des larmes lui montèrent aux yeux.
Il s’efforça de reprendre son sang-froid et, lentement, avec le souci constant de ne négliger aucun détail, abaissa encore son regard jusqu’à la calanque ; s’attardant sur les falaises qui encadraient l’entrée majestueuse de la mer dans la montagne.
Alors, malgré son application à conserver sa lucidité et à n’observer aujourd’hui ce paysage qu’avec l’œil sévère d’un critique, il ne put se défendre de nouveau contre, une émotion romantique voisine de l’extase. Ces falaises de rochers blancs, taillées en longues aiguilles, dont le relief tourmenté semblait placé là par un art suprême pour rompre au point voulu l’uniformité de la toile de fond, elles lui apparaissaient comme des colonnes marquant le seuil d’un temple prodigieux, sculpté par la nature pour l’accomplissement de mystères sacrés.
De là, depuis le granit dénudé, éblouissant des cimes, suivant les premiers pins rares et roussis, puis la forêt plus épaisse, jusqu’aux galets luisants du rivage, il découvrit une gamme de teintes exceptionnelles, une symphonie dont la place qu’il occupait lui permettait de saisir à la fois l’ensemble et les détails... Oui, le cadre était parfait, sans une faute de goût, digne en tout point de la scène qui allait se jouer dans une heure ou deux, cette scène que le moment était venu d’évoquer une dernière fois.
La transition du décor au sujet essentiel lui fut fournie par l’examen du maquis qui bordait la plage sur sa gauche. Son regard s’immobilisa sur un pin particulier, entre deux blocs rocheux. De là partirait le coup de feu, une sorte de signal pour sa propre entrée en scène. Il n’était pas chimérique de supposer, il était même probable que le tireur, au dernier moment, serait amené à se pencher en avant, passant le canon de son arme à travers les branches, démasquant même une partie de son visage. Très peu de temps, sans doute ; c’était là un de ces détails que l’œil humain, sollicité par une profusion d’images, ne peut saisir, mais que la caméra fidèle ne manque pas d’enregistrer. Son poste avait été si bien choisi que ce détail serait capté presque à coup sûr par l’objectif braqué sur le tableau principal, quoiqu’il soit à la limite du champ de vision.