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... Cela, à une condition : il fallait que Pierre Malarche se plaçât exactement à l’endroit souhaité. S’il ne le faisait pas, le visage et l’arme du tueur lui échapperaient. Après tout, ce n’était pas essentiels... Peut-être ; mais une autre considération donnait à la place du président une telle importance pour le photographe qu’il déplora amèrement le fait que le rôle de cet acteur échappât à peu près complètement à son contrôle, au point même qu’il avait omis de l’inclure dans la révision mentale de la distribution effectuée la veille. En fait, la place que le président choisirait pour s’étendre avait une importance considérable. Le regard de Martial Gaur se fixa maintenant sur une zone précise, à laquelle étaient attachées les conditions d’un succès total. Cette étroite bande de terrain matérialisait pour lui un espoir farouche, un désir dépassant en violence toutes les passions qui l’avaient harcelé au cours de ces dernières semaines. Si Malarche posait là, sa photographie serait un chef-d’œuvre. Il manquerait quelque chose à celle-ci, s’il prenait fantaisie au chef de l’Etat de s’allonger quelques mètres plus loin. Elle n’aurait pas épuisé toutes les ressources, toutes les merveilles de ce décor miraculeux que le ciel, la mer et la terre avaient élaboré au cours des siècles pour son utilisation en une fraction de seconde par un artiste.

L’esprit scrupuleux à l’extrême de Martial Gaur en jugeait du moins ainsi. Pourquoi ? Parce que, à ce point précis, un détail particulier, un détail certes, mais un détail étrange, un de ceux qui transfigurent une œuvre, ajouterait à son cliché cette dernière nuance de fantaisie que les vrais artistes pourchassent pendant toute leur existence, que les photographes en chambre s’ingénient à susciter artificiellement par un rapprochement parfois baroque d’objets insolites, mais que la nature n’accorde presque jamais au chasseur d’instantanés : tout juste à l’aplomb de ce point précis, mais beaucoup plus loin, sur la rive gauche de la calanque, un groupe de trois rochers nus, d’une teinte plus sombre que les autres, se détachait sur la toile de fond, et la forme évoquée par ces rochers était celle d’un énorme oiseau de proie, les ailes étendues, mais la tête et le col renversés comme s’il était frappé à mort. Sur la photo d’ensemble, prise de sa tente, l’aigle paraîtrait dominer le personnage principal et l’œil du photographe avait mesuré du premier coup l’impression saisissante que ne manquerait pas de produire un élément de cette sorte sur les foules toujours friandes d’images symboliques romanesques. Il ne doit pas être interdit à l’artiste le plus pur de se préoccuper de son public. Tournette, lui-même, convenait qu’un cliché parfait devait captiver en même temps les esthètes, les directeurs de magazines et les midinettes.

L’image de l’aigle s’était imposée à l’esprit de Martial Gaur avec une force irrésistible, dès sa première visite à la calanque, en compagnie d’Olga. Pour inciter le président à venir s’étendre là et pas ailleurs, la veille au soir, il avait interrompu un moment sa méditation et était venu rôder autour de cette zone étroite. Il l’avait soigneusement débarrassée de toutes les brindilles, de toutes les souillures qui auraient pu rebuter un amateur de repos. Il aurait trié le sable de ses doigts pour le rendre plus fin s’il en avait eu le temps. Elle lui paraissait ce matin attirer l’œil du baigneur d’une manière irrésistible.

Malarche ne devait pas, ne pouvait pas la négliger. ... S’il le faisait pourtant (Gaur devait être préparé à toutes les éventualités), s’il s’installait avec sa compagne un peu plus loin, le premier cliché ne serait pas parfait. L’oiseau frappé à mort ne dominerait pas exactement le personnage principal ; il serait décalé sur la droite ou sur la gauche. Peut-être alors pourrait-il se rattraper sur le gros plan qu’il avait l’intention de prendre.

Ce gros plan, dont l’émanation d’horreur le faisait parfois frémir lui-même durant ses plus belles heures d’espoir, qui devait créer une sensation plus intense encore que les précédents, le ramena à la considération de son propre rôle et de sa partie la plus délicate. Il avait commencé à en répéter les gestes dès sa découverte de la calanque. Son premier instantané et le coup de feu seraient simultanés. Il en prendrait aussitôt un deuxième, de la même place ; il était entraîné à faire une opération de ce genre en moins d’une seconde. Alors, il saisirait l’autre appareil et se dirigerait le plus rapidement possible vers le corps gisant sur le sable, pour le mitrailler à bout portant et saisir peut-être ses dernières convulsions. Il en aurait certainement le temps, avant l’arrivée de Herst et de ses hommes, malgré le handicap de sa jambe. Ici, la distance à parcourir n’était pas grande et le terrain, pas trop accidenté. La veille, il avait fait une dernière répétition de ce trajet, repérant soigneusement les obstacles qui risquaient de le faire trébucher.

Il devait atteindre la victime en quelques secondes. Alors, à plat ventre, il pourrait sans doute se placer dans l’alignement des trois rochers. Là était sa deuxième chance.

Mais la réussite de ce document unique dépendait encore de beaucoup de circonstances qu’il lui était difficile de prévoir avec exactitude. Et d’abord, la position de la victime ? Cela aussi était indépendant de sa volonté. Aurait-elle la face tournée vers le ciel, ce qui faciliterait l’opération ? Serait-elle couchée sur le côté ? Vers la mer ou vers la terre ? L’esprit le plus perspicace ne pouvait déterminer ces facteurs à l’avance. Ils dépendaient, non seulement du comportement de Pierre Malarche, mais du hasard, d’impondérables et aussi...

Bon Dieu ! Il n’avait vraiment pas matière à se rengorger la veille, à se féliciter d’avoir réglé avec minutie le jeu de ses personnages. A une heure de l’entrée en scène voilà qu’il s’apercevait qu’il y avait d’effroyables lacunes dans sa distribution. Il n’avait pas accordé la moindre pensée à l’un d’eux, qui aurait certainement un rôle à jouer, et un rôle pouvant se révéler important : la femme du président. Il l’avait implicitement considérée jusqu’alors comme une figurante sans intérêt. Il s’efforça de réparer cet oubli ; mais, là encore, c’était très difficile.

Qui pouvait prévoir les réflexes d’une jeune femme probablement écervelée ? Martial Gaur l’avait aperçue deux ou trois fois de loin. Il avait examiné des photos d’elle par curiosité professionnelle. Il gardait le souvenir d’une silhouette très mince, d’un visage attachant, presque enfantin, aux traits assez réguliers, rien en somme qui la distinguât des filles qui formaient sa clientèle habituelle et dont il ne connaissait que trop la légèreté. Qui pouvait imaginer ses réactions, probablement saugrenues, quand elle verrait l’être cher abattu sanglant presque dans ses bras ? Allait-elle s’enfuir, prise de panique, en appelant au secours ? Allait-elle au contraire se précipiter sur le corps de son mari et se coller à lui ? Après tout, peut-être ceci donnerait-il un piquant supplémentaire à la scène, que certains apprécieraient. Pour sa part, Martial Gaur en doutait. L’artiste ne doit pas rechercher une accumulation d’effets, mais viser au contraire à une unité dans l’émotion.