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Pour le Pistolero, la tension due à l’imminence du coup de théâtre était aussi imperceptible mais tout aussi réelle (et croissante) que la fatigue qu’il ressentait à manipuler la draisine. Ils étaient proches de la fin du début… du moins lui l’était. Il se sentait comme un acteur, debout au milieu de la scène, quelques minutes avant le lever de rideau ; en position, sa première réplique bien claire à l’esprit, il entendait le public invisible agiter les programmes et gigoter dans les fauteuils. Il vivait avec dans l’estomac une boule dense et constante d’anticipation sans nom et tout exercice physique qui le fatiguait assez pour le faire dormir était le bienvenu. Et lorsqu’il dormait bel et bien, c’était comme les morts.

Le garçon parlait de moins en moins, mais, dans la paix de l’une de leurs pauses-sommeil, peu de temps avant l’attaque des Lents Mutants, il interrogea presque timidement le Pistolero sur son rite de passage à l’âge adulte.

— Car je souhaite en savoir plus à ce sujet, dit-il.

Le Pistolero s’était calé le dos contre la poignée, une cigarette confectionnée à partir de sa réserve déclinante de tabac coincée au coin des lèvres. Il était sur le point de sombrer dans son habituel sommeil de plomb lorsque le garçon posa la question.

— Pourquoi souhaites-tu le savoir ? demanda-t-il, amusé.

Dans la voix du garçon perçait un entêtement curieux, comme s’il dissimulait son embarras.

— Je voudrais savoir, c’est tout.

Après une pause, il ajouta :

— Je me suis toujours demandé ce que ça faisait, de grandir. Je parie que c’est un paquet de mensonges.

— Ce dont tu as entendu parler, ce n’est pas la même chose que ce que moi j’ai vécu, répondit le Pistolero. Je pense que je l’ai fait pour la première fois peu de temps après ce dont tu as entendu parler…

— Quand vous avez affronté votre professeur, dit Jake d’un ton distant. C’est ça que je veux entendre.

Roland acquiesça. Oui, bien sûr, le jour où il était venu le trouver ; voilà une histoire que tout garçon souhaiterait entendre, évidemment.

— Mon véritable passage à l’âge adulte n’a pu survenir qu’après que mon père m’eut renvoyé. Puis ça s’est terminé en deux temps, sur place, puis sur la route.

Il marqua une pause.

— J’ai vu pendre un non-homme, une fois.

— Un non-homme ? Je ne comprends pas.

— On le sentait, sans pouvoir le voir.

Jake hocha la tête, paraissant comprendre.

— Il était invisible, fit-il.

Roland haussa les sourcils. Il n’avait jamais entendu ce mot auparavant.

— C’est comme ça qu’on dit ?

— Oui.

— Qu’il soit dit ainsi, alors. En tout cas, il y avait des gens qui ne voulaient pas que je le fasse… ils croyaient qu’ils seraient maudits si je le faisais, mais ce type avait pris goût au viol. Tu sais ce que c’est ?

— Oui, dit Jake. Et je parie qu’un type invisible doit être bon à ça, aussi. Comment vous l’avez coincé ?

— Je te raconterai cette histoire une autre fois.

Il savait qu’il n’y aurait pas d’autre fois. Ils savaient tous les deux qu’il n’y aurait pas d’autre fois.

— Deux ans plus tard, j’ai abandonné une fille dans un endroit qui s’appelait King’s Town, pourtant je ne voulais pas…

— Bien sûr que si, fit le garçon d’une voix qui, quoique douce, n’en était pas moins chargée de mépris. Fallait partir en chasse, vers cette Tour, c’est bien ça ? Fallait reprendre la route, comme les cow-boys sur la chaîne de mon père.

Dans le noir, le Pistolero sentit une vague de chaleur lui envahir le visage, mais, lorsqu’il s’adressa au garçon, ce fut d’une voix égale.

— C’était la dernière étape, ça. C’est là que je suis vraiment devenu adulte, je veux dire. Je n’ai pas vu les étapes, sur le coup. C’est après coup que j’ai mesuré le chemin parcouru.

Il se rendit compte avec un certain malaise qu’il éludait la question du garçon.

— J’imagine que le rite de passage à l’âge adulte faisait partie du processus, dit-il, avec une pointe d’amertume. C’était très formel. Presque stylisé. Comme une danse.

Il rit, d’un rire déplaisant.

Le garçon ne dit rien.

— Il était nécessaire de prouver sa valeur en combat singulier, dit le Pistolero en guise de début.

IV

L’été. La canicule.

La Pleine Terre s’était abattue sur la Nouvelle Canaan comme un amant vampirique cette année-là, tuant la terre et les récoltes des métayers, et les champs de la ville forteresse de Gilead étaient devenus blancs et stériles. À quelques kilomètres vers l’ouest, près des frontières qui marquaient les limites du monde civilisé, la lutte avait déjà commencé. Les rapports étaient tous mauvais, et tous sombraient dans l’insignifiance, devant la chaleur qui harassait le centre. Le bétail vacillait, les yeux vides, dans les enclos des parcs à bestiaux. Les porcs grognaient sans aucun entrain, insoucieux des truies, du sexe ou des couteaux qu’on affûtait pour l’automne à venir. Les gens se plaignaient des impôts et des conscriptions, comme toujours ; mais sous le semblant de passion de la joute politique régnait une grande apathie. Le centre s’était effiloché comme un tapis usé qu’on aurait lavé, piétiné, secoué, accroché et fait sécher. Le lien qui retenait le dernier joyau autour du cou du monde était en train de se défaire. Les choses ne tenaient plus ensemble. La terre retenait son souffle dans l’été de l’éclipsé imminente.

Le garçon vagabondait dans le corridor supérieur de ce lieu de pierre qu’était sa demeure, ressentant tout cela, sans pourtant le comprendre. Lui aussi était vide et dangereux, et attendait d’être rempli.

Trois années avaient passé depuis la pendaison du cuisinier qui trouvait toujours des en-cas aux garçons affamés.

Roland avait grandi et ses épaules et ses hanches s’étaient étoffées. À présent, vêtu seulement de son jean délavé, âgé de quatorze ans, il ressemblait déjà à l’homme qu’il serait : grand, mince et rapide sur ses jambes. Il était toujours puceau, mais deux des plus jeunes souillons d’un marchand du Quartier Ouest de Gilead lui manifestaient de l’intérêt. Il s’était senti réagir, et cette réaction allait croissant. Même dans la fraîcheur du couloir, il sentait la sueur sur son corps.

Devant lui, les appartements de sa mère ; il s’en approchait sans curiosité particulière, s’apprêtant à passer devant pour monter sur le toit, où l’attendaient une brise légère et le plaisir de sa main.

Il avait dépassé la porte lorsqu’une voix l’interpella.

— Toi. Mon garçon.

C’était Marten, le conseiller. Sa tenue trahissait une désinvolture pénible et suspecte — un pantalon de whipcord noir, presque aussi moulant qu’un justaucorps, et une chemise blanche ouverte à mi-poitrine sur son torse imberbe. Sa chevelure était ébouriffée.

Le garçon le regardait en silence.

— Entre, entre donc ! Ne reste pas ainsi dans le couloir ! Ta mère désire te parler.

Sa bouche souriait, mais les traits de son visage étaient animés d’une humeur plus profonde, plus sardonique. Sous cet air — et dans ces yeux — il n’y avait que de la froideur.