Le garçon tenait le bâton de l’homme comme un joueur de Gran’ Points attendant le lâcher de l’oiseau de cuir.
Cort fit une double feinte, puis lui fonça droit dessus.
Le garçon se tenait prêt, pas le moins du monde leurré par ce dernier tour, dont ils savaient tous deux qu’il était bien pitoyable. Le bois de fer décrivit un arc aplati et s’abattit sur le crâne de Cort avec un son mat. Il tomba sur le côté, suivant le garçon d’un regard aveugle et las. Un filet de bave se mit à couler de ses lèvres.
— Rends-toi ou meurs, dit le garçon, la bouche remplie de coton mouillé.
Et Cort sourit. Il avait presque totalement perdu conscience, et il allait rester alité une semaine dans sa cabane, drapé dans les ténèbres du coma, mais en cette seconde il s’accrochait avec toute la force de sa vie sans ombre et sans pitié. Il vit dans les yeux du garçon ce besoin de palabrer, et même avec un rideau de sang devant les yeux, il comprit ce que ce besoin avait de désespéré.
— Je me rends, pistolero. Je me rends le sourire aux lèvres. En ce jour tu t’es rappelé le visage de ton père, et celui de tous ceux qui sont venus avant lui. Quelle merveille tu as accomplie !
L’œil valide de Cort se ferma.
Le Pistolero le secoua doucement, mais avec insistance. Les autres s’étaient regroupés autour d’eux, l’attiraient contre eux et lui tapaient dans le dos avec des mains tremblantes. Mais, pris de peur, ils se reculèrent, sentant s’ouvrir un nouveau gouffre. Et pourtant ce n’était pas aussi étrange que cela, car il y avait toujours eu un gouffre entre celui-ci et les autres.
L’œil de Cort s’ouvrit de nouveau en roulant.
— La clef, dit le Pistolero. Mon patrimoine, maître. J’en ai besoin.
Son patrimoine, c’étaient les pistolets, non pas ceux, lourds, de son père — lourds comme le bois de santal —, mais des pistolets tout de même. Réservés aux heureux élus. Dans le caveau massif, situé sous la caserne, et dans lequel, selon la loi immémoriale, il devait maintenant demeurer, loin du sein de sa mère, étaient accrochées ses armes d’apprenti, des six-coups à barillet, en acier et nickel. Pourtant ces armes avaient connu son père au cours de son apprentissage, et à présent son père gouvernait — au moins de nom.
— En as-tu donc un besoin si terrible ? marmonna Cort, comme dans le sommeil. Aussi pressant ? Si fait, je le crains. Un besoin aussi impérieux aurait dû t’assommer. Et pourtant tu as gagné.
— La clef.
— Le faucon, c’était un fin stratagème. Une arme de choix. Combien de temps as-tu mis à entraîner ce salopard ?
— Je n’ai jamais entraîné David. J’en ai fait mon ami. La clef.
— Sous ma ceinture, pistolero.
L’œil se referma.
Le Pistolero fouilla sous la ceinture de Cort, sentant la forte pression du ventre, les muscles énormes à présent relâchés et au repos. La clef était accrochée à un anneau de laiton. Il l’empoigna et la serra fort, refrénant une folle envie de la lancer vers le ciel en signe de victoire.
Alors qu’il se relevait et se tournait enfin vers les autres, la main de Cort chercha son pied à tâtons. L’espace d’une seconde, le Pistolero craignit un dernier assaut et se raidit, mais Cort se contenta de lever l’œil vers lui et de tendre un doigt couvert d’escarres.
— Je vais dormir, à présent, murmura-t-il calmement. Je vais prendre le chemin. Peut-être irai-je même jusqu’à la clairière, tout au bout, je ne sais pas. Je ne t’enseignerai plus, pistolero. Tu m’as surpassé, et deux années plus tôt que ton propre père, qui était lui-même le plus jeune. Mais laisse-moi te conseiller.
— Quoi ?
Dans sa voix, l’impatience.
— Efface immédiatement ce regard de ton visage, l’asticot.
À sa grande surprise, Roland obéit (bien que, tapi derrière son propre visage comme chacun de nous, il n’en sût rien).
Cort approuva d’un signe de tête, et murmura un mot, un seul.
— Attends.
— Quoi ?
L’effort qu’il en coûtait à cet homme de parler donnait à ses paroles un poids particulier.
— Laisse la rumeur et la légende te précéder. Voici ceux qui les colporteront toutes deux.
Ses yeux papillotèrent au-dessus de l’épaule du Pistolero.
— Des idiots, peut-être. Attends que pousse la barbe de ton ombre. Laisse-la s’étoffer.
Un sourire grotesque se peignit sur son visage.
— Avec le temps, les mots peuvent enchanter un enchanteur même. Comprends-tu le sens de mes paroles, pistolero ?
— Oui. Je le crois.
— Accepteras-tu mon dernier conseil en tant que professeur ?
Le Pistolero bascula en arrière sur ses talons, s’accroupissant en une posture de réflexion qui augurait des poses que prendrait l’homme qu’il allait devenir. Il leva les yeux vers le ciel. L’ombre gagnait, prenant des teintes pourpres. La chaleur du jour déclinait et à l’ouest, des têtes de cumulo-nimbus annonçaient de la pluie. À plusieurs lieues de là, des lames de foudre tailladaient le flanc placide des collines. Au-delà, les montagnes. Au-delà, les fontaines jaillissantes du sang et de la déraison. Il était fatigué, fatigué dans ses os et plus encore.
Il baissa les yeux vers Cort.
— Ce soir je mettrai mon faucon en terre, maître. Puis je descendrai dans les bordels de la basse ville, pour informer celles qui s’enquerront de vous. Peut-être en réconforterai-je une ou deux, en passant.
Les lèvres de Cort s’entrouvrirent en un sourire douloureux, puis il s’endormit.
Le Pistolero se releva et se tourna vers les autres.
— Confectionnez une civière et portez-le jusque chez lui. Puis faites venir une infirmière. Non, deux infirmières. D’accord ?
Ils le fixaient toujours, pris dans un instant suspendu qu’aucun d’eux n’osait rompre immédiatement. Ils cherchaient toujours la couronne de feu, ou la métamorphose magique.
— Deux infirmières, répéta le Pistolero, puis il sourit.
Ils lui rendirent son sourire. Un sourire nerveux.
— Espèce de sale meneur de chevaux, se mit soudain à hurler Cuthbert, souriant jusqu’aux oreilles. Tu ne nous as même pas laissé assez de viande sur l’os !
— Le monde ne va pas changer demain, dit le Pistolero, citant ce vieil adage le sourire aux lèvres. Alain, mou du cul ! Bouge ta graisse.
Alain entreprit de faire la civière ; Thomas et Jamie prirent ensemble la direction du hall principal et de l’infirmerie.
Le Pistolero et Cuthbert se regardèrent. Ils avaient toujours été les plus proches — du moins aussi proches que le permettaient les nuances de leurs caractères respectifs. Il y avait dans les yeux de Bert une lueur ouverte et spéculative, et le Pistolero ne maîtrisa qu’à grand-peine le besoin de lui dire de ne pas passer l’épreuve avant un an ou même dix-huit mois, de crainte de devoir partir à l’ouest. Mais ils avaient traversé une grande aventure ensemble, et le Pistolero ne voulait risquer de dire une telle chose avec ce qui passerait pour de l’arrogance. Voilà que je commence à comploter, se dit-il, avec une pointe de consternation. Puis il songea à Marten, à sa mère, et il lança à son ami un sourire trompeur.