Le Pistolero connaissait la question. Elle l’avait rongé toute la nuit et même depuis des années, se dit-il. Elle tremblait sur ses lèvres mais il ne la posa pas… pas encore.
— Cet Étranger, c’est un suppôt de la Tour ? Comme toi ?
— Oui-là. Il s’ombroie et se caméléone. Il est de tous les temps. Pourtant il en est un plus grand que lui.
— Qui ?
— Assez avec tes questions ! gémit l’homme en noir.
Sa voix visait à la sévérité, et elle sombra dans la supplication.
— Je ne sais point ! Je ne souhaite pas savoir. Parler des choses du Monde Ultime, c’est parler de la ruine de sa propre âme.
— Et au-delà de cet Étranger Sans Âge se dresse la Tour, et ce que la Tour contient, quoi que ce soit ?
— Oui, murmura l’homme en noir. Mais aucune de ces choses n’a à voir avec ta question.
Vrai.
— D’accord, dit le Pistolero, puis il posa la question la plus vieille du monde : Vais-je réussir ? Vais-je gagner mon but ?
— Si je répondais à cette question, pistolero, tu me tuerais.
— Je devrais te tuer. Tu as besoin d’être tué.
Ses mains étaient descendues sur les crosses usées de ses pistolets.
— Ceux-là n’ouvrent pas de portes, pistolero. Ils ne font que les fermer pour toujours.
— Où dois-je aller ?
— Commence par l’ouest. Va vers la mer. Là où finit le monde, c’est de là que tu dois partir. Il y a eu un homme qui t’a conseillé… cet homme que tu as vaincu il y a si longtemps…
— Oui, Cort, l’interrompit le Pistolero avec impatience.
— Son conseil était d’attendre. C’était un mauvais conseil. Car, même à l’époque, mes plans contre ton père étaient en marche. Il t’a renvoyé, et lorsque tu es revenu…
— Je ne souhaite pas t’entendre parler de ça, fit le Pistolero, et en pensée il entendit la voix de sa mère chanter : Petit oiseau, bébé adoré, amène donc ici ton panier.
— Alors entends ceci : lorsque tu es revenu, Marten était parti pour l’ouest, rejoindre les rebelles. C’est ce qu’ils disaient tous, du moins, et tu l’as cru. Pourtant, avec l’aide d’une certaine sorcière, il t’avait tendu un piège, et tu es tombé dedans. Bon garçon ! Et bien que Marten eût disparu depuis longtemps, il y avait un homme qui te faisait parfois penser à lui, n’est-ce pas ? Un homme qui portait l’habit d’un moine et la tête rasée d’un pénitent…
— Walter, murmura le Pistolero.
Et bien qu’il fût allé aussi loin de lui-même dans ses réflexions, la vérité toute nue le stupéfia.
— Toi. Marten n’est jamais parti.
L’homme en noir gloussa.
— À ton service.
— Je devrais te tuer maintenant.
— Voilà qui ne serait pas très juste. De plus, tout ça, c’est du passé. Le temps est venu de partager.
— Tu n’es jamais parti, répéta le Pistolero, abasourdi. Tu n’as fait que te métamorphoser.
— Assieds-toi donc, l’invita l’homme en noir. Je vais te raconter des histoires, autant que tu souhaiteras en entendre. Tes propres histoires, il me semble, seront bien plus longues.
— Je ne parle pas de moi, marmonna le Pistolero.
— Pourtant, ce soir, tu le devras. Afin que nous puissions comprendre.
— Comprendre quoi ? Mon but ? Tu le connais. Trouver la Tour, tel est mon but. J’ai prêté serment.
— Pas ton but, pistolero. Ton esprit. Ton esprit lent, curieux, opiniâtre. Jamais il n’y en a eu de pareil, dans toute l’histoire du monde. Peut-être dans toute l’histoire de la création. C’est l’heure de la discussion. C’est l’heure des histoires.
— Alors, parle.
L’homme en noir secoua la manche volumineuse de sa robe. Un paquet emballé dans du papier métallique en tomba et réverbéra la lueur mourante des braises en une myriade d’éclats lumineux.
— Du tabac, pistolero. Veux-tu fumer ?
S’il avait su résister au lapin, cette fois-ci l’envie eut raison de sa volonté.
Il ouvrit le paquet avec des doigts avides. À l’intérieur se trouvait du tabac fin, enveloppé dans des feuilles vertes, incroyablement souples et humides. Il n’en avait pas vu de tel depuis dix ans.
Il roula deux cigarettes et en mordit l’extrémité, pour libérer la saveur. Il en offrit une à l’homme en noir, qui l’accepta. Ils prirent chacun une brindille enflammée dans le feu.
Le Pistolero alluma sa cigarette et fit descendre la fumée aromatique loin dans ses poumons, fermant les yeux pour permettre à ses sens de se concentrer. Il recracha la fumée avec une satisfaction lente.
— Est-il bon ? s’informa l’homme en noir.
— Oui. Très bon.
— Profites-en. C’est peut-être la dernière cigarette que tu fumes avant très longtemps.
Le Pistolero accueillit la nouvelle d’un air imperturbable.
— Très bien, reprit l’homme en noir. Commençons : Tu dois comprendre que la Tour a toujours existé, et qu’il y a toujours eu des garçons qui en ont eu vent, et qui n’ont eu de cesse de la posséder, plus que le pouvoir, la richesse ou les femmes… des garçons qui cherchent les portes qui y conduisent…
VIII
Ainsi, il y eut palabre, toute une nuit de palabre, et Dieu seul sait quoi d’autre encore (et quelle proportion de vérité se glissa dans tout cela), mais le Pistolero n’en garda ensuite que peu de souvenirs… et pour son esprit étrangement pragmatique, peu lui parut mériter d’être gardé en mémoire. L’homme en noir lui raconta encore qu’il devait se rendre au bord de la mer, qui ne se trouvait qu’à une trentaine de kilomètres à l’ouest, sans encombre, et que là il serait investi du pouvoir de tirer les cartes.
— Mais ça n’est pas tout à fait exact, avait dit l’homme en noir, en jetant sa cigarette dans les restes du feu de camp. Personne ne veut t’investir d’un quelconque pouvoir, pistolero ; il est tout simplement en toi, et je suis bien obligé de te dire que c’est en partie grâce au sacrifice de ce garçon, et en partie parce que c’est la loi, la loi naturelle des choses. L’eau doit descendre la colline, et toi tu dois savoir. Tu en tireras trois, d’après ce que je vois…, mais je ne m’en soucie guère, et je ne souhaite pas savoir.
— Le trois, murmura le Pistolero, repensant à l’Oracle.
— Et c’est là que commence la rigolade ! Mais, d’ici là, j’aurai disparu depuis longtemps, pistolero. Mon rôle est terminé, à présent. La chaîne demeure entre tes mains. Veille à ce qu’elle ne s’enroule pas autour de ton cou.
Sous l’emprise d’une force extérieure à lui, Roland dit :
— Il te reste encore une chose à dire, n’est-ce pas ?
— Oui, fit l’homme en noir et il sourit de ses yeux sans profondeur, tout en tendant une main vers le Pistolero.
— Que la lumière soit.
Et la lumière fut, et cette fois c’était une bonne lumière.
IX
Roland se réveilla près des ruines du feu de camp, et il avait vieilli de dix ans. Sa chevelure noire s’était raréfiée aux tempes et elle avait pris les reflets gris de la toile d’araignée à la fin de l’automne. Les rides de son visage s’étaient creusées, sa peau était plus rêche.
Ce qu’il restait du bois qu’il avait transporté semblait s’être pétrifié, et l’homme en noir n’était plus qu’un squelette riant dans une robe noire en décomposition, un peu plus d’os dans cet ossuaire géant, un crâne de plus dans ce golgotha.