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— Les soldats japonais auraient certainement fait mieux, parce qu’ils sont habitués aux chefs qui les commandent. J’espère, colonel Saïto, pouvoir vous montrer bientôt le véritable aspect du soldat anglais… Incidemment, je dois vous prévenir que j’ai modifié la tâche de mes hommes…

— Modifié ! hurla Saïto.

— Je l’ai fait augmenter, dit calmement le colonel : de un mètre cube à un mètre cube et demi. C’est dans l’intérêt général, et j’ai pensé que vous approuveriez cette mesure. »

Ceci rendit stupide l’officier japonais, et le colonel en profita pour aborder une autre question.

« Vous devez comprendre, colonel Saïto, que nous avons nos méthodes à nous, dont j’espère vous prouver la valeur, à condition que nous ayons toute liberté pour les appliquer. Nous estimons que le succès d’une entreprise de ce genre tient, à peu près tout entier, dans l’organisation de base. Voici, à ce sujet, le plan que je suggère et que je soumets à votre approbation. »

Ici, le colonel révéla le plan d’organisation auquel il avait travaillé pendant deux jours avec l’aide de son état-major. Il était relativement simple, adapté à la situation, et chaque compétence y était parfaitement utilisée. Le colonel Nicholson administrait l’ensemble et était seul responsable vis-à-vis des Nippons. Le capitaine Reeves se voyait confié tout le programme d’études théoriques préliminaires, en même temps qu’il était nommé conseiller technique pour la réalisation. Le commandant Hughes, habitué à remuer les hommes, devenait une sorte de directeur d’entreprise, avec la haute main sur l’exécution. Il avait directement sous ses ordres les officiers de troupe, qui étaient promus chefs de groupes d’équipes. Un service administratif était également créé, à la tête duquel le colonel avait placé son meilleur sous-officier comptable. Il serait chargé des liaisons, de la transmission des ordres, du contrôle des tâches, de la distribution et de l’entretien des outils, etc.

« Un tel service est absolument nécessaire, dit incidemment le colonel. Je suggère, colonel Saïto, que vous fassiez vérifier l’état des outils qui ont été distribués il y a seulement un mois. C’est un véritable scandale. »

« J’insiste fortement pour que ces bases soient admises », dit le colonel Nicholson en relevant la tête, lorsqu’il eut décrit chaque rouage du nouvel organisme, expliqué les motifs qui avaient conduit à sa création. « Je me tiens d’ailleurs à votre disposition pour vous fournir des éclaircissements, si vous le désirez, et vous donne l’assurance que toutes vos suggestions seront consciencieusement examinées. Approuvez-vous l’ensemble de ces mesures ? »

Saïto aurait certes eu besoin de quelques autres explications, mais le colonel avait un tel air d’autorité en prononçant ces paroles qu’il ne put réprimer un nouveau geste d’acquiescement. D’un simple hochement de tête, il accepta en bloc ce plan qui éliminait toute initiative japonaise, et le réduisait, lui, à un rôle à peu près insignifiant. Il n’en était plus à une humiliation près. Il était résigné à tous les sacrifices pour voir enfin implantés les piliers de cet ouvrage auquel son existence était attachée. À contrecœur, malgré lui, il faisait encore confiance aux étranges préparatifs des Occidentaux pour hâter son exécution.

Encouragé par ces premières victoires, le colonel Nicholson reprit :

« Il y a maintenant un point important, colonel Saïto : les délais imposés. Vous vous rendez compte, n’est-ce pas ? du supplément de travail imposé par la plus grande longueur de la voie. De plus, la construction de nouveaux baraquements…

— Pourquoi de nouveaux baraquements ? protesta Saïto. Les prisonniers peuvent bien marcher un ou deux miles pour se rendre sur le chantier.

— J’ai fait étudier les deux solutions par mes collaborateurs, répliqua patiemment le colonel Nicholson. Il résulte de cette étude… »

Les calculs de Reeves et de Hughes montraient clairement que le total des heures perdues durant cette marche était bien supérieur au temps nécessaire à l’établissement d’un nouveau camp. Une fois encore, Saïto perdit pied devant les spéculations de la sage prévoyance occidentale. Le colonel poursuivit :

« D’autre part, nous avons déjà perdu plus d’un mois, par suite d’un fâcheux malentendu dont nous ne sommes pas responsables. Pour terminer le pont à la date fixée, ce que je promets si vous acceptez ma nouvelle suggestion, il est nécessaire de faire immédiatement abattre les arbres et préparer les poutres, en même temps que d’autres équipes travailleront à la voie, et d’autres encore aux baraquements. Dans ces conditions, d’après les estimations du commandant Hughes, qui a une très grosse expérience de la main-d’œuvre, nous n’aurons pas assez d’hommes pour achever l’ouvrage dans les délais prévus. »

Le colonel Nicholson se recueillit un instant dans un silence chargé de curiosité attentive, puis continua de sa voix énergique.

« Voici ce que je propose, colonel Saïto. Nous utiliserons tout de suite la plupart des soldats anglais pour le pont. Un petit nombre seulement restera disponible pour la voie, et je vous demande de nous prêter vos soldats nippons pour renforcer ce groupe, de façon que cette première tranche soit terminée le plus tôt possible. Je pense que vos hommes pourraient également construire le nouveau camp. Ils sont plus habiles que les miens à travailler le bambou. »

En cette seconde, Clipton plongea dans une de ses crises périodiques d’attendrissement. Avant cela, il avait ressenti, à plusieurs reprises, l’envie d’étrangler son chef. Maintenant, son regard ne pouvait se détacher des yeux bleus qui, après avoir fixé le colonel japonais, prenaient ingénument à témoin tous les membres de l’assemblée, les uns après les autres, comme pour rechercher une approbation quant au caractère équitable de cette requête. Son esprit fut effleuré par le soupçon qu’un subtil machiavélisme pouvait se développer derrière cette façade d’apparence si limpide. Il scruta anxieusement, passionnément, désespérément, chaque trait de cette physionomie sereine, avec la volonté insensée d’y découvrir l’indice d’une perfide pensée secrète. Au bout d’un moment, il baissa la tête, découragé.

« Ce n’est pas possible, décida-t-il. Chaque mot qu’il prononce est sincère. Il a véritablement cherché les meilleurs moyens d’accélérer les travaux. »

Il se redressa pour observer la contenance de Saïto, et fut un peu réconforté. La face du Japonais était celle d’un supplicié parvenu à l’extrême limite de sa résistance. La honte et la fureur le martyrisaient ; mais il s’était laissé engluer dans cette suite d’implacables raisonnements. Il y avait peu de chances pour qu’il pût réagir. Une fois encore, il céda, après avoir balancé entre la révolte et la soumission. Il espérait follement reprendre un peu de son autorité à mesure que les travaux avanceraient. Il ne se rendait pas encore compte de l’état d’abjection auquel menaçait de le réduire la sagesse occidentale. Clipton jugea qu’il serait incapable de remonter la pente des renoncements.

Il capitula à sa manière. On l’entendit soudain donner des ordres d’une voix féroce à ses capitaines, en japonais. Le colonel ayant parlé assez vite pour n’être compris que de lui seul, il présentait la suggestion comme sa propre idée et la transformait en commandement autoritaire. Quand il eut fini, le colonel Nicholson souleva un dernier point, un détail, mais assez délicat pour qu’il lui eût donné toute son attention.

« Il nous reste à fixer la tâche de vos hommes, pour le remblai de la voie, colonel Saïto. J’avais d’abord songé à un mètre cube, pour leur éviter une trop grosse fatigue, mais peut-être jugerez-vous convenable qu’elle soit égale à celle des soldats anglais ? Cela créerait d’ailleurs une émulation favorable…