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« Si vous voyez la possibilité de quelque action secondaire sans risque d’être découvert, bien entendu, je ne vous l’interdis pas, avait dit Shears. Les principes de la Force 316 sont toujours les mêmes. Mais rappelez-vous que le pont est l’objectif numéro un et que, dans aucun cas, vous ne devez compromettre les chances de succès sur ce point. Je compte sur vous pour être à la fois raisonnable et actif. »

Il savait qu’il pouvait compter sur Warden pour être à la fois actif et raisonnable. Quand il en avait le temps, Warden pesait méthodiquement les conséquences de tous ses gestes.

Après un premier tour d’horizon, Warden décide de placer sur ce sommet même les deux petits mortiers dont il dispose, une artillerie de poche, et de maintenir à ce poste deux partisans thaïs, au moment du grand coup, afin d’arroser les débris du train, les troupes qui essaieraient de s’échapper après l’explosion et les soldats qui se précipiteraient à leur secours.

Ceci entrait parfaitement dans le cadre que lui avait implicitement tracé son chef lorsqu’il avait évoqué les principes immuables de la Force 316. Ces principes pouvaient se résumer ainsi : « Ne jamais considérer une opération comme complètement terminée ; ne jamais s’estimer satisfait, tant qu’il reste encore une possibilité de causer un ennui, si minime soit-il, à l’ennemi. » (Le « fini » anglo-saxon était recherché dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres.) Or, ici, il était évident qu’une pluie de petits obus tombant du ciel sur les rescapés, serait bien propre à démoraliser complètement l’ennemi. La position surplombante de l’observatoire était presque miraculeuse à ce point de vue. Warden voyait en même temps un autre avantage important à ce prolongement de l’action : il détournerait l’attention des Japonais et servirait ainsi indirectement à couvrir la retraite de Joyce.

Warden rampe longtemps parmi les fougères et les rhododendrons sauvages, avant de trouver des emplacements qui le satisfassent entièrement. Quand il les a découverts, il appelle les Thaïs, en désigne deux, et leur explique clairement ce qu’ils auront à faire, le moment venu. Ceux-ci comprennent vite et paraissent apprécier son idée.

Il est à peu près quatre heures de l’après-midi quand Warden a terminé ces préparatifs. Il commence alors à méditer au sujet des dispositions suivantes, quand il entend une musique monter de la vallée. Il reprend son observation, épiant à la jumelle les mouvements des amis et des ennemis. Le pont est désert, mais une agitation bizarre règne dans le camp, sur l’autre rive. Warden comprend très vite que, pour célébrer l’heureux achèvement de l’ouvrage, les prisonniers sont autorisés, contraints peut-être, à donner une fête. Un message, reçu quelques jours auparavant, laisse prévoir ces réjouissances, décrétées par la bonté de Sa Majesté Impériale.

La musique est émise par un instrument grossier, certainement fabriqué localement par des moyens de fortune, mais la main qui gratte les cordes est européenne. Warden connaît assez les rythmes barbares des Japonais pour ne pas s’y tromper. D’ailleurs, des échos de chansons lui parviennent bientôt. Une voix affaiblie par les privations, mais dont l’accent ne peut tromper, chante de vieux airs écossais. Un refrain connu monte de la vallée, répété par un chœur. Ce concert pathétique, écouté dans la solitude de l’observatoire, éprouve douloureusement l’esprit de Warden. Il s’efforce de chasser les idées mélancoliques et y réussit en se concentrant sur les nécessités de sa mission. Les événements ne l’intéressent plus que par leur relation avec la mise au point du grand coup.

Un peu avant le coucher du soleil, il a l’impression qu’un banquet se prépare. Des prisonniers s’agitent près des cuisines. Un tumulte est observable du côté des baraques japonaises, où plusieurs soldats se pressent en criant et en riant. À l’entrée du camp, des sentinelles tournent vers eux des yeux gourmands. Il est évident que les Nippons se préparent eux aussi à célébrer la fin des travaux.

L’esprit de Warden travaille rapidement. Sa qualité d’homme pondéré ne l’empêche pas de bondir sur l’occasion quand elle se présente. Il prend ses dispositions pour agir cette nuit même, suivant un plan rapidement établi, et que d’ailleurs il a déjà considéré bien avant son arrivée à l’observatoire. Dans un coin de brousse isolé comme celui-ci, avec un chef alcoolique comme Saïto, et des soldats soumis à un régime presque aussi dur que celui des prisonniers, il estime, avec sa profonde connaissance des hommes, que tous les Japonais seront ivres morts avant le milieu de la nuit. C’est là une circonstance singulièrement propice pour intervenir avec le minimum de risques, comme l’a recommandé Number one, et préparer quelques-uns de ces pièges secondaires, assaisonnement piquant du coup principal, dont tous les membres de la Force 316 sont friands. Warden pèse ses chances, juge qu’il serait coupable en ne mettant pas à profit cette miraculeuse coïncidence, décide de descendre vers la rivière et commence à préparer un matériel léger… Et puis, en dépit de sa sagesse, ne faut-il pas qu’il s’approche lui aussi, au moins une fois, de ce pont ?

Il arrive au bas de la montagne un peu avant minuit. La fête s’est déroulée suivant ses prévisions. Il en a suivi les étapes à l’intensité du brouhaha qui parvenait jusqu’à lui pendant sa marche silencieuse : des hurlements barbares, comme une parodie des chœurs britanniques, depuis longtemps éteints. Maintenant, tout s’est tu. Il écoute une dernière fois, caché avec deux partisans qui l’ont accompagné derrière le rideau d’arbres, non loin de la voie ferrée, qui longe la rivière après avoir traversé le pont, comme l’a expliqué Joyce. Warden fait un signe aux Thaïs. Chargés de leur matériel, les trois hommes se dirigent avec précaution vers la voie.

Warden est convaincu qu’il peut opérer en parfaite sécurité. Il n’y a aucune présence ennemie sur cette rive. Les Japonais ont joui d’une si parfaite tranquillité dans ce coin isolé qu’ils ont perdu toute méfiance. À l’heure présente, tous les soldats, et même tous les officiers, doivent être vautrés, inconscients. Warden place tout de même un des Thaïs en sentinelle et commence à travailler, méthodiquement, aidé par l’autre.

Son projet est simple, classique. C’est la première opération enseignée aux élèves dans l’école spéciale de la « Plastic & Destructions Co. Ltd », à Calcutta. Il est facile de dégager les cailloux qui forment le ballast d’une voie ferrée, de part et d’autre et en dessous d’un rail, de façon à creuser une petite excavation, puis d’y insérer, collée contre la face inférieure de ce rail, une charge de « plastic ». Telle est la vertu de cette composition chimique qu’une charge de un kilogramme à peine, convenablement placée, est suffisante. L’énergie emmagasinée dans cette petite masse est brusquement libérée par l’influence du détonateur, sous forme de gaz dont la vitesse atteint plusieurs milliers de mètres à la seconde. L’acier le plus solide ne résiste pas et est pulvérisé par cette expansion subite.

Un détonateur est donc fixé dans le plastic. (Il est aussi facile de l’y enfoncer que de planter un couteau dans une motte de beurre.) Un cordon, dit « instantané », le relie à un petit engin merveilleusement simple, caché lui aussi dans un trou creusé sous le rail. Cet instrument se compose principalement de deux lames, maintenues écartées par un fort ressort, et entre lesquelles est insérée une amorce. L’une des lames est placée en contact avec le métal ; l’autre est calée solidement par une pierre. Le cordon détonant est lui-même enterré. Une équipe de deux experts peut installer le dispositif en une demi-heure. Si le travail est fait avec soin, le piège est invisible.