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Le colonel Nicholson et les restes du régiment qu’il se glorifiait de commander encore, avaient d’abord été accueillis dans un immense camp, servant d’escale à tous les convois, mais dont une partie était déjà occupée en permanence par un groupe. Ils n’y étaient restés que peu de temps, mais avaient pu se rendre compte de ce qui serait exigé d’eux et des conditions d’existence qu’ils devraient subir jusqu’à l’achèvement de l’ouvrage. Les malheureux travaillaient comme des bêtes de somme. Chacun avait à accomplir une tâche qui n’eût peut-être pas excédé les forces d’un homme robuste et bien nourri, mais qui, imposée aux pitoyables êtres décharnés qu’ils étaient devenus en moins de deux mois, les maintenait sur le chantier de l’aube au crépuscule, parfois une partie de la nuit. Ils étaient accablés et démoralisés par les injures et les coups que les gardes faisaient pleuvoir sur leur dos à la moindre défaillance, et hantés par la crainte de plus terribles punitions. Clipton avait été ému par leur état physique. La malaria, la dysenterie, le béribéri, les ulcères, étaient monnaie courante, et le médecin du camp lui avait confié qu’il craignait des épidémies beaucoup plus graves, sans pouvoir prendre de mesures pour les prévenir. Il ne possédait aucun des plus élémentaires médicaments.

Le colonel Nicholson avait froncé le sourcil sans faire de commentaires. Il n’était pas « en charge » de ce camp, où il se considérait un peu comme un invité. Au lieutenant-colonel anglais qui en avait la responsabilité sous l’autorité japonaise, il avait exprimé une fois seulement son indignation : lorsqu’il s’était aperçu que tous les officiers, jusqu’au grade de commandant, participaient aux travaux dans les mêmes conditions que les hommes, c’est-à-dire creusaient la terre et la charriaient comme des manœuvres. Le lieutenant-colonel avait baissé les yeux. Il expliqua qu’il avait fait son possible pour éviter cette humiliation, et ne s’était incliné que devant la contrainte brutale, pour éviter des représailles dont tous auraient pâti. Le colonel Nicholson avait hoché la tête d’un air peu convaincu, puis s’était enfermé dans un silence hautain.

Ils étaient restés deux jours à ce point de rassemblement, le temps de recevoir des Japonais quelques misérables provisions de voyage, ainsi qu’un triangle d’étoffe grossière, s’attachant autour des reins par une ficelle, et baptisé par eux « uniforme de travail » ; le temps aussi d’écouter le général Yamashita, perché sur une estrade improvisée, le sabre au côté et les mains gantées de gris clair, leur expliquer en mauvais anglais qu’ils étaient placés sous son commandement suprême par la volonté de Sa Majesté Impériale, et ce qu’il attendait d’eux.

La harangue avait duré plus de deux heures, pénible à entendre et faisant saigner l’orgueil national au moins autant que les injures et les coups. Il avait dit que les Nippons ne leur gardaient pas rancune à eux, qui avaient été égarés par les mensonges de leur gouvernement ; qu’ils seraient humainement traités aussi longtemps qu’ils se comporteraient en « zentlemen », c’est-à-dire qu’ils collaboreraient sans arrière-pensée et de toutes leurs forces à la sphère de coprospérité sud-asiatique. Ils devaient tous être reconnaissants à Sa Majesté Impériale, qui leur donnait l’occasion de racheter leurs erreurs en participant à l’œuvre commune par la construction de la voie ferrée. Yamashita avait ensuite expliqué que, au nom de l’intérêt général, il serait obligé d’appliquer une discipline stricte et de ne tolérer aucune désobéissance. La paresse et la négligence seraient considérées comme des crimes. Toute tentative d’évasion serait punie de mort. Les officiers anglais seraient responsables vis-à-vis des Japonais du comportement et de l’ardeur au travail de leurs hommes.

« Les maladies ne seront pas une excuse, avait ajouté le général Yamashita. Un travail raisonnable est excellent pour maintenir les hommes en bonne forme physique et la dysenterie n’ose pas s’attaquer à celui qui fournit un effort quotidien dans l’accomplissement de son devoir envers l’empereur. »

Il avait conclu sur une note optimiste, qui avait rendu ses auditeurs enragés.

« Travaillez joyeusement et avec entrain, avait-il dit. Telle est ma devise. Telle doit être la vôtre à partir de ce jour. Ceux qui agiront ainsi n’auront rien à redouter de moi, ni des officiers de la grande armée nippone sous la protection de laquelle vous vous trouvez. »

Ensuite, les unités s’étaient dispersées, chacune s’acheminant vers le secteur qui lui avait été attribué. Le colonel Nicholson et son régiment s’étaient dirigés vers le camp de la rivière Kwaï. Celui-ci était situé assez loin, à quelques miles seulement de la frontière birmane. C’était le colonel Saïto qui le commandait.

3.

De fâcheux incidents marquèrent les premiers jours au camp de la rivière Kwaï dont l’atmosphère se révéla, dès le début, hostile et chargée d’électricité.

Ce fut la proclamation du colonel Saïto, stipulant que les officiers devraient travailler avec leurs hommes, et dans les mêmes conditions, qui suscita les premiers troubles. Elle provoqua une démarche, polie mais énergique, du colonel Nicholson, qui exposa son point de vue avec une sincère objectivité, concluant que les officiers britanniques avaient pour tâche de commander leurs soldats, et non de manœuvrer la pelle ou la pioche.

Saïto écouta jusqu’au bout sa protestation, sans manifester d’impatience, ce qui parut de très bon augure au colonel. Puis, il le renvoya en disant qu’il réfléchirait. Le colonel Nicholson rentra plein de confiance dans la misérable cabane en bambou qu’il occupait avec Clipton et deux autres officiers. Là, pour sa satisfaction personnelle, il répéta quelques-uns des arguments qu’il avait utilisés pour fléchir le Japonais. Chacun lui paraissait irréfutable, mais le principal, pour lui, était celui-ci : l’appoint de main-d’œuvre représenté par quelques hommes mal entraînés à un labeur physique était insignifiant, tandis que l’impulsion donnée par l’encadrement de chefs compétents était inestimable. Dans l’intérêt même des Nippons, et pour la bonne exécution de l’ouvrage, il était donc bien préférable de conserver à ces chefs tout leur prestige et toute leur autorité, ce qui était impossible s’ils étaient astreints à la même tâche que les soldats. Il s’échauffa en soutenant de nouveau cette thèse devant ses propres officiers.

« Enfin, ai-je raison, oui ou non ? demanda-t-il au commandant Hughes. Vous, un industriel, pouvez-vous imaginer une entreprise comme celle-ci menée à bien sans une hiérarchie de cadres responsables ? »

Après les pertes de la tragique campagne, son état-major ne comprenait plus que deux officiers, en plus du médecin Clipton. Il avait réussi à les conserver auprès de lui depuis Singapour, car il appréciait leurs conseils et avait à chaque instant besoin de soumettre ses idées à la critique d’une discussion collective, avant de prendre une décision. C’étaient deux officiers de réserve. L’un, le commandant Hughes, était dans la vie civile directeur d’une compagnie minière en Malaisie. Il avait été affecté au régiment du colonel Nicholson, et celui-ci avait tout de suite reconnu ses qualités d’organisateur. L’autre, le capitaine Reeves, était avant la guerre ingénieur des travaux publics aux Indes. Mobilisé dans un corps du génie, il avait été séparé de son unité dès les premiers combats, et recueilli par le colonel, qui se l’était également attaché comme conseiller. Il aimait s’entourer de spécialistes. Il n’était pas une brute militaire. Il reconnaissait loyalement que certaines entreprises civiles ont parfois des méthodes dont l’armée peut s’inspirer avec fruit, et ne négligeait aucune occasion de s’instruire. Il estimait également les techniciens et les organisateurs.