— Il a son poignard, dit Warden. Tout repose sur lui. Racontez-moi la fin de la nuit. »
Après un séjour prolongé dans l’eau, la peau devient d’une délicatesse telle que le simple contact avec un objet rugueux suffit à la meurtrir. Les mains sont particulièrement fragiles. Le moindre frottement arrache des lambeaux autour des doigts. La première difficulté avait été de défaire les liens qui fixaient le matériel sur le radeau. C’étaient des cordes grossières fabriquées par les indigènes, hérissées d’ébarbures piquantes.
« Cela paraît enfantin, Warden, mais dans l’état où nous étions… Et quand il faut faire cela dans l’eau, sans bruit ! Regardez mes mains. Celles de Joyce sont pareilles. »
Il regarda encore dans la vallée. Sa pensée ne pouvait se détacher de l’autre, qui attendait sur la rive ennemie. Il éleva ses mains en l’air, contempla de profondes crevasses que le soleil avait durcies, puis reprit son récit avec un geste d’impuissance.
Ils avaient tous des poignards bien aiguisés, mais leurs doigts engourdis éprouvaient de la peine à les manier. Et puis, si le plastic est un explosif stable, il n’est tout de même pas recommandé de fouiller sa masse avec un objet métallique. Shears s’était vite aperçu que les deux Thaïs ne pouvaient plus être d’aucune utilité.
« Je l’avais craint. Je l’avais dit au boy, un peu avant l’embarquement. Nous ne pouvions compter que sur nous deux pour terminer la besogne. Ils n’en pouvaient plus. Ils grelottaient sur place, cramponnés à un pilier. Je les ai renvoyés. Ils m’ont attendu au bas de la montagne. Je suis resté seul avec lui… Pour un travail de cette sorte, Warden, la résistance physique ne suffit pas. Le boy a tenu le coup d’une façon magnifique ; moi, à peu près. Je crois que j’étais à la limite. Je deviens vieux. »
L’une après l’autre, ils avaient détaché les charges et les avaient fixées à l’endroit prévu sur le plan de destruction. Ils devaient lutter à chaque instant pour ne pas être emportés par le courant. Accrochés par les pieds à un pilier, ils devaient enfoncer le plastic à une profondeur suffisante pour qu’il fût invisible, puis le modeler contre le bois pour que l’explosif agît avec toute sa puissance. En tâtonnant sous l’eau, ils l’attachaient avec ces maudites cordes coupantes et piquantes qui traçaient des sillons sanglants sur leurs mains. Les simples actes de serrer les liens et de les nouer étaient devenus un effroyable supplice. À la fin, ils plongeaient et s’aidaient de leurs dents.
Cette opération avait pris une bonne partie de la nuit. La tâche suivante était moins pénible, mais plus délicate. Les détonateurs avaient été fixés en même temps que les charges. Il fallait les relier par un réseau de cordons « instantanés » pour que toutes les explosions fussent simultanées. C’est une besogne qui exige une tête froide, car une erreur peut causer des déboires. Un « montage » de destruction ressemble à un montage électrique et chaque élément doit y être à sa place. Celui-ci était un peu compliqué, car Number one avait, là aussi, observé une large marge de sécurité, doublant le nombre des cordons et des détonateurs. Ces cordons étaient assez longs et les bouts de ferraille qui lestaient le radeau y avaient été accrochés pour les faire couler.
« Enfin, tout a été prêt. Je crois que ce n’est pas trop mal. J’ai tenu à faire une dernière fois le tour de tous les piliers. C’était inutile. Avec Joyce, je pouvais être tranquille. Rien ne bougera, j’en suis sûr. »
Ils étaient exténués, meurtris et transis, mais leur exaltation augmentait à mesure que l’œuvre touchait à sa fin. Ils avaient démantelé le sous-marin et avaient laissé filer les bambous, l’un après l’autre. Il ne leur restait plus qu’à se laisser descendre eux-mêmes, en nageant vers la rive droite, l’un portant la batterie dans son enveloppe imperméable, l’autre dévidant le fil, lesté lui aussi par endroits, soutenu par une dernière tige creuse de bambou. Ils avaient atteint la terre juste au point repéré par Joyce. La berge formait un talus en pente raide et la végétation arrivait au bord de l’eau. Ils avaient dissimulé le fil dans les broussailles et s’étaient enfoncés dans la jungle d’une dizaine de mètres. Joyce avait installé la batterie et le manipulateur.
« Là, derrière cet arbre roux, dont les branches trempent dans l’eau, j’en suis sûr, dit encore Shears.
— L’affaire se présente bien, dit Warden. La journée est presque écoulée, et il n’a pas été découvert. Nous l’aurions vu d’ici. Personne n’est allé se promener de ce côté. Il n’y a d’ailleurs pas beaucoup d’agitation autour du camp. Les prisonniers sont partis hier.
— Les prisonniers sont partis hier ?
— J’ai vu une troupe importante quitter le camp. La fête devait célébrer la fin des travaux et les Japonais ne tiennent certainement pas à garder ici des hommes inoccupés.
— J’aime mieux cela.
— Il en est resté quelques-uns. Des éclopés, je pense, qui ne peuvent pas marcher… C’est alors que vous l’avez quitté, Shears ?
— Je l’ai quitté. Je n’avais rien à faire là-bas et l’aube était proche. Dieu fasse qu’il ne soit pas découvert !
— Il a son poignard, dit Warden… Tout marchera bien. Voici le soir. La vallée de la rivière Kwaï est déjà sombre. Il n’y a plus guère d’accident possible.
— Il y a “toujours” un accident imprévu, Warden. Vous le savez aussi bien que moi. J’ignore quelle en est la raison secrète, mais je n’ai jamais vu un seul cas où l’action se déroule suivant le plan préparé.
— C’est vrai. Je l’ai remarqué, moi aussi.
— Sous quelle forme “cela” va-t-il se présenter, cette fois-ci ? Je l’ai quitté. J’avais encore dans mes poches un petit sac de riz et une gourde de whisky, la fin de notre provision, que j’avais portée avec autant de soin que les détonateurs. Nous en avons bu une gorgée chacun, et je lui ai laissé le tout. Il m’a affirmé une dernière fois qu’il se sentait sûr de lui. Je l’ai laissé seul. »
4.
Shears écoute l’incessant murmure que la rivière Kwaï distille à travers la jungle de Thaïlande et se sent bizarrement oppressé.
Cet accompagnement continu de ses pensées et de ses actes, avec lequel il s’est maintenant familiarisé, il n’en reconnaît, ce matin, ni l’intensité ni le rythme. Il reste longtemps immobile, inquiet, toutes ses facultés en alerte. D’autres facteurs indéfinissables de l’ambiance matérielle se révèlent peu à peu incompréhensiblement étrangers.
Une transformation s’est produite, lui semble-t-il, dans cet entourage, qui s’est imposé à son être, au cours d’une nuit dans l’eau et d’une journée passée au sommet de la montagne. Cela a commencé un peu avant l’aube. Il a été d’abord inexplicablement surpris, puis tracassé par une impression étrange. Par le chemin de sens obscurs, celle-ci a envahi graduellement sa conscience pour se métamorphoser en une pensée, encore confuse, mais qui cherche désespérément une expression de plus en plus précise. Au lever du jour, il ne peut la formuler exactement que par cette phrase : « Il y a quelque chose de changé dans l’atmosphère qui enveloppe le pont et la rivière Kwaï. »
« Il y a quelque chose de changé… » Il répète ces mots à voix basse. Ce sens spécial de l’« atmosphère » ne le trompe presque jamais. Son malaise s’aggrave jusqu’à devenir une angoisse, qu’il essaie de dissiper en raisonnant.
« Évidemment, il y a quelque chose de changé. C’est bien naturel. La musique est différente suivant le point d’où on l’écoute. Ici, je suis dans la forêt, au bas de la montagne. Les échos ne sont pas les mêmes que sur un sommet ou dans l’eau… Si ce travail dure encore longtemps, je vais finir par entendre des voix ! »