Warden resta un moment silencieux, oppressé par ce dernier souvenir, puis reprit d’une voix plus basse :
« J’ai réfléchi, moi aussi, sir. J’ai réfléchi aussi profondément qu’il était possible de le faire, pendant que le groupe de soldats devenait plus compact autour de Joyce et de Shears, celui-ci certainement vivant, l’autre, peut-être encore, malgré l’étreinte de cette misérable canaille.
« Je n’ai découvert qu’une possibilité d’action, sir. Mes deux partisans étaient toujours à leur poste, aux mortiers. Ils pouvaient aussi bien tirer sur le cercle des Japonais que sur le pont, et c’était au moins aussi indiqué. J’ai désigné cette cible. J’ai attendu encore un peu. J’ai vu les soldats relever les prisonniers et se préparer à les emmener. Tous deux étaient vivants. Ce qui pouvait arriver de pire. Le colonel Nicholson suivait par-derrière, la tête penchée, comme s’il méditait profondément… Les méditations de ce colonel, sir !… Je me suis décidé tout d’un coup, pendant qu’il était encore temps.
« J’ai donné l’ordre de tirer. Les Thaïs ont compris tout de suite. Nous les avions bien entraînés, sir. Cela a fait un beau feu d’artifice. Encore un magnifique spectacle, vu de l’observatoire ! Un chapelet de projectiles ! J’ai pris moi-même un mortier. Je suis un excellent pointeur.
— Efficace ? interrompit la voix du colonel Green.
— Efficace, sir. Les premiers obus sont tombés au milieu du groupe. Une chance ! Tous deux ont été déchiquetés. Je m’en suis assuré en regardant à la jumelle. Croyez-le, croyez-le bien, sir, moi non plus, je ne voulais pas laisser ce travail inachevé !… Tous les trois, je devrais dire. Le colonel aussi. Il n’en est rien resté. Trois coups au but. Un succès !
« Ensuite ?… Ensuite, sir, j’ai fait lancer toute ma provision d’obus. Il y en avait pas mal… Nos grenades aussi. Le poste était si bien choisi ! Un arrosage général, sir. J’étais un peu surexcité, je l’avoue. Cela est tombé un peu partout, sur le reste de la compagnie qui accourait du camp, sur le train déraillé, d’où jaillissait un concert de hurlements, sur le pont également. Les deux Thaïs étaient aussi passionnés que moi… Les Japs ont riposté. Bientôt la fumée s’est étendue, est montée jusqu’à nous, masquant peu à peu le pont et la vallée de la rivière Kwaï. Nous étions isolés dans un brouillard gris et puant. Il n’y avait plus de munitions, plus rien à jeter. Nous nous sommes enfuis.
« Depuis, j’ai aussi réfléchi à cette initiative, sir. Je suis encore persuadé que je ne pouvais rien faire de mieux, que j’ai suivi l’unique ligne de conduite possible, que c’était la seule action vraiment raisonnable…
— La seule raisonnable », admit le colonel Green.