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Pourtant la pensée qu’il était peut-être le seul et unique rescapé ne lui inspirait pas grand émoi. Probablement était-ce parce que depuis quelque temps il vivait dans la solitude ; il ne pouvait connaître l’angoisse indicible d’un témoin de la tragédie qui avait vu autour de lui expirer tous ses semblables. En même temps, il n’arrivait pas à croire, et il n’avait aucun sujet de croire, qu’il restait le seul habitant de la Terre. Le journal, dans son dernier communiqué, annonçait que la population se trouvait réduite à peu près d’un tiers. L’évacuation d’une petite ville comme Hutsonville indiquait simplement que les gens s’étaient dispersés ou retirés dans un autre centre. Avant de verser des larmes sur la destruction de la civilisation et la mort de l’espèce humaine, il fallait vérifier si la civilisation était détruite et si les hommes avaient disparu. Bien entendu, sa première visite serait pour la maison paternelle où, il l’espérait, ses parents étaient peut-être encore en vie. Pourvu d’un emploi du temps pour la journée, il éprouva la satisfaction paisible que lui apportait toujours une décision même provisoire succédant à des pensées confuses.

Il se leva et essaya de nouveau toutes les longueurs d’onde sans plus de résultat que la veille.

Il explora ensuite la cuisine ; le réfrigérateur qu’il ouvrit fonctionnait encore. Les étagères supportaient des victuailles diverses, mais en moins grande quantité qu’on aurait pu s’y attendre. À en juger d’après les apparences, l’approvisionnement devenait difficile quand les habitants avaient quitté leur maison, et le garde-manger était relativement peu fourni. Pourtant il contenait une demi-douzaine d’œufs, une livre de beurre à peine entamée, quelques tranches de jambon, plusieurs cœurs de laitue, un petit céleri et quelques restes. Dans un buffet, Ish trouva une boîte de jus de pamplemousse et, dans une huche, un pain sec mais encore mangeable. Ce pain était vieux d’environ cinq jours ; le jeune homme put ainsi se faire une idée de la date à laquelle la ville avait été abandonnée. Avec ces provisions, en bon campeur, il eût été capable de préparer un excellent repas sur un feu allumé en plein air ; mais il n’eut qu’à tourner les commutateurs et la cuisinière électrique se mit à chauffer. Il s’apprêta un copieux déjeuner et le pain rassis se transforma en excellentes tartines grillées. Comme toujours quand il descendait de la montagne, il était avide de légumes verts et à ce déjeuner banal composé de jambon, d’œufs et de café, il ajouta un plein saladier de laitue.

Allongé de nouveau sur le divan, il puisa dans une boîte de laque rouge sur une table à portée de la main et fuma une cigarette digestive. Le problème de la vie matérielle, songea-t-il, était résolu d’avance !

La cigarette était encore presque fraîche. Un bon déjeuner dans l’estomac, une bonne cigarette aux lèvres, Ish n’était pas d’humeur à broyer du noir. Les soucis étaient remis à plus tard et il était résolu à ne pas s’y abandonner avant de savoir au juste si la situation les justifiait.

Sa cigarette consumée, il réfléchit que ce n’était pas la peine de laver la vaisselle, mais, soigneux de nature, il alla à la cuisine et s’assura qu’il avait fermé le réfrigérateur et éteint la cuisinière électrique. Puis il prit le marteau qui lui avait déjà rendu de si grands services et sortit par la porte défoncée. Il monta dans son auto et prit la direction de la demeure paternelle.

À environ sept cents mètres de la ville, le cimetière attira ses regards. Il s’étonna de ne pas avoir eu une pensée pour lui, la veille. Sans descendre de voiture, il remarqua une longue rangée de tombes toutes fraîches et aussi une excavatrice près d’un grand amas de terre. Finalement, décida le jeune homme, ils étaient sans doute peu nombreux les gens qui avaient quitté Hutsonville.

Passé le cimetière, la route descendait et le sol peu à peu devint plat. À la vue de la campagne déserte qui s’étendait devant lui, Ish fut accablé de découragement ; il eût donné beaucoup pour voir brusquement surgir, en haut de la côte, ne serait-ce qu’un camion à l’assourdissant fracas ; mais aucun camion ne parut.

Plusieurs bouvillons paissaient dans un champ en compagnie de quelques chevaux. Ils battaient l’air de leur queue pour chasser les mouches, comme si cette matinée d’été ne différait en rien des autres. Un peu plus loin, les ailes d’un moulin à vent tournaient lentement sous la brise et, devant l’abreuvoir, l’herbe était piétinée et le sol boueux comme toujours en pareil lieu – c’était tout. Cependant la circulation n’était jamais intense sur cette route en contrebas de Hutsonville et, n’importe quel matin, Ish aurait pu parcourir plusieurs kilomètres sans rencontrer personne. Quand il atteignit la grand-route, ce fut différent. Les feux de signalisation brillaient encore au carrefour et, parce qu’ils étaient rouges, il s’arrêta automatiquement.

Mais les quatre voies, encombrées naguère par une file de camions, d’autobus et d’autos, étaient vides. Après avoir fait halte une minute devant les feux rouges, il démarra, un peu gêné malgré tout par cette infraction aux lois.

Un peu plus loin, avec ces quatre voies pour lui tout seul, l’atmosphère était plus lugubre encore. Il conduisait à demi hébété ; de temps en temps seulement un spectacle insolite le tirait de sa stupeur et se gravait dans son esprit.

Une ombre bondissait dans le chemin devant lui. Il appuya sur l’accélérateur. Un chien ? Non, il distinguait les oreilles pointues, des pattes maigres, un pelage gris qui tirait sur le jaune. Ce n’était pas un chien de ferme. C’était un coyote qui prenait ses aises sur la route en plein jour. Ainsi un instinct mystérieux l’avait déjà averti que le monde avait changé et qu’il n’avait plus à se gêner. Ish s’approcha et klaxonna ; la bête fit demi-tour, s’engagea dans la voie parallèle et disparut en plein champ sans manifester beaucoup de frayeur…

Deux autos qui obstruaient les deux voies jumelles s’étalaient à des angles extravagants. Un accident grave avait eu lieu. Il s’arrêta le long du talus. Un cadavre gisait écrasé sous une des voitures. Ish descendit pour regarder. Il ne vit pas d’autre corps bien que le macadam fût éclaboussé de sang. Même s’il eût jugé nécessaire d’essayer, il n’aurait pu soulever le véhicule pour dégager le corps de l’homme et l’enterrer. Il continua…

Son cerveau ne prit même pas la peine d’enregistrer le nom de la ville où il s’arrêta pour faire le plein d’essence, bien que ce fût une cité importante. L’électricité fonctionnait encore ; il choisit un grand distributeur et remplit son réservoir. Et comme son auto avait effectué de longs trajets dans les montagnes, il vérifia le radiateur et la batterie et versa un litre d’huile. Un pneu avait besoin d’être regonflé et lorsqu’il approcha le raccord de la valve du compresseur le moteur se mit brusquement en marche pour alimenter la pression. Oui, l’homme avait disparu, mais si récemment que tous les mécanismes conçus par son génie continuaient encore leur tâche sans lui.

Dans la rue principale d’une autre ville, il s’arrêta et fit longuement résonner son klaxon. Il n’espérait pas vraiment obtenir une réponse, mais cette rue, sans qu’il pût expliquer pourquoi, avait un aspect plus normal que les autres. De nombreuses voitures étaient garées devant les parcmètres qui indiquaient tous que la durée de stationnement autorisée était dépassée. On aurait pu se croire un dimanche matin, les voitures ayant stationné toute la nuit avant l’ouverture des magasins, à l’heure où les gens n’ont pas encore commencé leurs allées et venues. Mais la matinée était trop avancée, car le soleil était déjà très haut. Soudain Ish comprit ce qui l’avait arrêté et donnait à la rue une illusoire animation. À la façade d’un restaurant appelé Le Derby, une enseigne au néon était encore allumée : elle représentait un cheval au galop qui faisait feu des quatre fers. Dans la clarté du soleil, la faible lueur rose n’attirait l’attention que par son clignotement. Quand il l’eut regardée un moment, Ish saisit son rythme… un, deux, trois. À trois, les pattes du petit cheval se repliaient sous son corps et il avait l’air de se cabrer. Quatre… elles reparaissaient et s’allongeaient comme si le ventre touchait le sol. Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre. Il galopait frénétiquement et, malgré sa hâte, il n’arrivait jamais nulle part, et maintenant, la plupart du temps, il galopait sans témoins pour l’admirer. C’était, pensa Ish, un bon petit cheval, bien qu’inutile et idiot. Et il se dit que ce cheval était le symbole de cette civilisation dont l’homme avait été si fier, mais qui, lancée au galop, n’aboutissait nulle part et était destinée un jour ou l’autre, une fois éteinte l’étincelle créatrice, à s’immobiliser à jamais.