Walter dut renoncer à s'accrocher à la dragonne, le dernier rivet qui la retenait venait de céder. Je le vis hésiter un instant et la mettre dans sa poche.
– Je crois que ça y est, dit-il alors que le break se déportait dans une longue courbe, la dinde et le concombre sont mariés jusqu'à la fin des temps.
– Pardonnez-moi de conduire si vite, mais il ne faut rater cela sous aucun prétexte. Accrochez-vous, nous serons bientôt à destination.
– Et à quoi voulez-vous que je m'accroche ? cria Walter en brandissant la dragonne. Et puis où allons-nous enfin ?
Martyn me regarda étonné, mais je lui fis signe de ne rien dire. Walter me foudroyait du regard à la sortie de chaque virage ; il cessa de râler quand apparut soudain devant nous l'immense antenne télescopique de l'observatoire de Jodrell.
– La vache ! siffla Walter, je n'en avais jamais vu une d'aussi près.
L'observatoire de Jodrell dépendait du département d'Astronomie de l'université de Manchester. J'y avais passé quelques mois au cours de mes études et m'étais ainsi lié d'amitié avec Martyn qui avait poursuivi sa carrière ici, ayant épousé pendant ses années en faculté une certaine Éléonor Atwell, héritière des laiteries régionales du même nom. Éléonor avait quitté Martyn après cinq années d'une union qui semblait idyllique. Elle alla s'installer à Londres avec le meilleur ami de Martyn, lui-même héritier d'une fortune issue du monde de la finance qui semblait encore, en ces temps, plus solide que celui des laitages. Bien sûr, Martyn et moi n'abordions jamais ce sujet délicat. L'observatoire de Jodrell était unique en son genre. Une gigantesque parabole de soixante-seize mètres de diamètre en composait le principal élément. Fichée au-dessus d'un berceau de métal qui culminait à soixante-dix-sept mètres du sol, le radiotélescope était le troisième plus grand du monde dans son genre. Trois autres télescopes de tailles inférieures complétaient le site. Jodrell appartenait à un réseau complexe d'antennes situées sur le territoire anglais, toutes interconnectées afin de croiser la multitude d'informations en provenance de l'espace. Le réseau avait été baptisé Merlin. Hélas, pas du tout en hommage au sorcier enchanteur, mais parce que les initiales d'une série de noms savants en composaient l'acronyme. La mission principale des astronomes qui travaillaient à Jodrell consistait à traquer météorites, quasars, pulsars, lentilles gravitationnelles aux confins des galaxies et, plus encore, à détecter les trous noirs qui se formèrent lorsqu'est né l'Univers.
– Nous allons voir un trou noir ? s'exclama Walter débordant soudain d'enthousiasme.
Martyn sourit et s'abstint de répondre à la question.
– Comment était-ce à Atacama ? me demanda-t-il pendant que Walter tentait laborieusement de sortir de la voiture.
– Passionnant, une équipe extraordinaire, répondis-je avec une nostalgie que mon vieux collègue ressentit aussitôt.
– Pourquoi ne viens-tu pas nous rejoindre ? Nos moyens ne sont pas aussi importants, mais tu sais ici aussi l'équipe est pleine de qualités.
– Je n'en doute pas, Martyn, et je ne me serais jamais permis de te laisser entendre que mes collègues d'Atacama surpassent en quoi que ce soit tes confrères de Jodrell. L'air du Chili me manque, la solitude des hauts plateaux, la pureté des nuits. Mais pour l'instant nous sommes là et je t'en remercie.
– Alors, râla Walter qui attendait sur la pelouse, on va le voir ce trou noir, oui ou non ?
– En quelque sorte, dis-je en sortant à mon tour du break alors que Martyn ne pouvait refréner un éclat de rire.
Les collègues de Martyn nous accueillirent et se remirent rapidement à l'ouvrage. Walter espérait glisser son œil dans l'objectif d'une lunette gigantesque, il fut déçu quand je lui annonçai qu'il devrait se contenter de regarder les images sur les écrans d'ordinateurs de la salle où nous nous trouvions. L'excitation ambiante était palpable. Tous les scientifiques réunis avaient les yeux rivés sur leurs pupitres. Par instants, on pouvait entendre dans le lointain, les grincements de l'antenne qui pivotait de quelques millimètres sur ses gigantesques axes métalliques. Puis le silence revenait et chacun à sa façon écoutait ces signaux qui nous parvenaient depuis l'origine des temps.
Pour libérer les collègues de Martyn, j'entraînai Walter, qui les harcelait de questions, à l'extérieur du bâtiment.
– Pourquoi sont-ils aussi fébriles ? chuchota-t-il.
– Ici vous pouvez parler normalement sans crainte de les déranger. Ce soir ils espèrent tous apercevoir la naissance d'un trou noir. C'est un événement rare dans la vie d'un radioastronome.
– Vous allez parler des trous noirs devant les membres de la commission ?
– Bien sûr.
– Alors allez-y, je vous écoute.
– Le trou noir représente l'ultime inconnu pour un astronome, même la lumière ne s'en échappe pas.
– Alors comment savez-vous qu'ils existent ?
– Ils se forment lors de l'ultime implosion d'une étoile massive, bien plus grande que notre soleil. La dépouille de cette étoile est tellement lourde qu'aucune forme naturelle ne peut l'empêcher de s'écrouler sous son propre poids. Lorsque de la matière s'approche d'un trou noir, elle entre en résonnance et sonne comme une cloche. Ce son qui nous parvient est un si bémol. Cinquante-sept octaves sous le do médium. Imaginiez-vous que l'on pouvait écouter de la musique émise au plus profond de l'univers ?
– Cela semble à peine croyable, souffla Walter.
– Il y a encore plus incroyable. Autour du trou noir, le temps et l'espace se déforment, le déroulement du temps ralentit. Un homme qui voyagerait jusqu'à la périphérie d'un trou noir sans y être avalé reviendrait sur terre bien plus jeune que ceux qu'il a laissés derrière lui au moment de son départ.
Lorsque nous sommes retournés dans la salle où mes confrères guettaient l'apparition du phénomène tant attendu, Walter n'était plus tout à fait le même. Il fixait les écrans sur lesquels s'imprimaient de minuscules points, témoins d'époques lointaines où l'homme n'existait pas encore. À 3 h 07 du matin, la pièce où nous nous trouvions fut secouée d'un immense hourra qui fit trembler les murs. Martyn, d'ordinaire si flegmatique, fit un tel bond qu'il faillit tomber en arrière. La preuve qui s'affichait sur les écrans était irréfutable ; demain la communauté des astronomes du monde entier se réjouirait de la découverte de mes collègues anglais, et je songeai à mes amis sur le plateau d'Atacama qui auraient peut-être une pensée pour moi.
Walter était fasciné par ce que je lui avais appris sur la déformation du temps. Le lendemain, alors que Martyn nous reconduisait vers la petite gare de Holmes Chapel, il expliqua à Walter que son rêve absolu était d'identifier un jour un trou de ver. À peine remis de la découverte de l'existence des trous noirs, Walter crut d'abord à une plaisanterie avant de supplier Martyn de lui donner plus d'informations. Martyn avait un mal fou à maintenir son vieux break en trajectoire rectiligne, aussi, je pris le relais et expliquai à Walter que les trous de ver étaient des raccourcis dans l'espace-temps, comme des portes entre deux points de l'Univers et que si nous réussissions un jour à établir la preuve de leur existence, alors peut-être ferions-nous les premiers pas vers la possibilité de voyager dans l'espace plus vite que la lumière.
Sur le quai de la gare, Walter serra Martyn dans ses bras en lui affirmant, non sans une certaine émotion, qu'il faisait un métier formidable. Puis il sortit la dragonne de sa poche et la restitua solennellement à son propriétaire.