– Je viens de lire votre message, qui d'autre est au courant ?
– Paris, New York et vous, monsieur.
– Quand a eu lieu cette rencontre ?
– Avant-hier.
– Retrouvez-moi dans une demi-heure sur l'esplanade de l'École polytechnique.
– Cela va m'être difficile, j'entre à l'Opéra.
– Qu'est-ce que l'on y joue, ce soir ?
– Puccini, Madame Butterfly.
– Eh bien, elle attendra. À tout à l'heure.
L'homme rappela son chauffeur pour annuler l'ordre qu'il venait de lui donner et le libéra pour le reste de la nuit. Il avait finalement plus de travail qu'il ne l'avait pensé, il resterait tard au bureau. Inutile de venir le chercher demain à son domicile, il dormirait probablement en ville. Aussitôt la communication terminée, il se rendit à la fenêtre et écarta les lamelles des stores pour regarder la rue en contrebas. Lorsqu'il vit sa voiture sortir du parking et traverser Paradeplatz, il abandonna son poste d'observation, attrapa son pardessus au porte-manteau et sortit en fermant la porte à clé.
À cette heure tardive, un seul ascenseur permettait de quitter le bâtiment. Dans le hall, le gardien le salua et libéra la commande qui verrouillait la porte à tambour centrale.
Une fois dehors, l'homme se fraya un chemin dans la foule toujours dense qui envahissait la place principale de Zurich. Il se dirigea vers Bahnhofstrasse et grimpa à bord du premier tramway qui passait. Installé à l'arrière du wagon, il céda sa place, à la station suivante, à une femme âgée qui ne trouvait pas de siège.
Le grincement des pantographes qui glissaient le long des caténaires se fit entendre lorsque le tram abandonna la grande artère commerçante et bifurqua pour traverser le pont qui enjambait la rivière. Une fois sur la rive opposée, l'homme descendit de la rame et se mit à marcher en direction de la station du funiculaire.
Le Polybahn, avec sa couleur rouge flamboyant, est une drôle de machine ; surgissant comme par enchantement au milieu de la façade d'un petit immeuble, il grimpe le long d'une côte ardue, traverse la frondaison des marronniers pour resurgir sur le haut de la colline. L'homme ne s'attarda guère sur le panorama qu'offre la terrasse de l'École polytechnique surplombant la ville. Il traversa la grande dalle d'un pas toujours égal, contourna la coupole de l'Institut des sciences, descendit les escaliers qui conduisaient aux colonnades. Son rendez-vous l'attendait déjà.
– Je suis désolé d'avoir compromis votre soirée, mais cela ne pouvait pas attendre demain.
– Je comprends, monsieur, répondit son interlocuteur.
– Marchons, l'air me fera le plus grand bien, j'ai passé la journée enfermé dans un bureau. Pourquoi Paris a-t-il été averti avant nous ?
– Ivory l'a contacté directement.
– Une rencontre a vraiment eu lieu ?
L'homme acquiesça d'un signe de tête et précisa que le rendez-vous s'était tenu au premier étage de la tour Eiffel.
– Vous avez une photo ?
– Du déjeuner ? demanda l'homme étonné.
– Mais non voyons, de l'objet.
– Ivory n'en a communiqué aucune et la pièce qui nous intéresse avait quitté le laboratoire de Los Angeles avant que nous puissions intervenir.
– Ivory pense que cet objet est du même genre que celui que nous possédons ?
– Il a toujours été persuadé qu'il en existait plusieurs, mais comme vous le savez, monsieur, il est seul à le croire.
– Ou le seul à avoir le culot de le dire à haute voix. Ivory est un vieux fou, mais particulièrement intelligent, et espiègle. Il peut poursuivre une vieille lubie ou nous jouer un tour afin de se moquer de nous.
– Quel serait son intérêt ?
– Une revanche qu'il guette depuis longtemps... il a un affreux caractère.
– Et dans l'hypothèse contraire ?
– Dans ce cas, certaines mesures s'imposent. Nous devons à tout prix récupérer cet objet.
– Selon Paris, Ivory l'aurait restitué à sa propriétaire.
– Savons-nous qui est cette femme ?
– Pas encore, il n'a rien voulu nous révéler.
– Il est encore plus dingue que je l'imaginais, mais cela me convainc d'autant plus qu'il est sérieux. Vous verrez que dans quelques jours il se débrouillera pour que nous découvrions son identité, tous en même temps.
– Pourquoi pensez-vous cela ?
– Parce que, en agissant de la sorte, il nous contraint à réveiller la cellule, et à nous réunir. Je vous ai fait perdre assez de temps comme cela, retournez à votre opéra, je m'occuperai de la suite à donner à cette fâcheuse affaire.
– Le deuxième acte ne débute que dans une demi-heure, dites-moi comment vous comptez procéder ?
– Je vais prendre la route dès ce soir et le rencontrer aux premières heures du matin pour le convaincre de mettre un terme à son manège.
– Vous allez passer la frontière au milieu de la nuit ? Votre déplacement risque de ne pas passer inaperçu.
– Ivory a un tour d'avance sur nous. Je ne le laisserai pas mener la danse. Il faut que je le ramène à la raison.
– Vous êtes en état de rouler pendant sept heures ?
– Non, probablement pas, répondit l'homme en passant la main sur son visage fatigué.
– Ma voiture est garée à deux rues d'ici, laissez-moi venir avec vous, nous conduirons à tour de rôle.
– Je vous remercie, c'est très généreux de votre part, un passeport diplomatique risque déjà d'éveiller l'attention à la frontière, deux, ce serait jouer avec le feu inutilement. En revanche, si vous acceptiez de me confier les clés de votre véhicule, vous me feriez gagner un temps précieux. J'ai congédié mon chauffeur pour la soirée.
Le coupé sport de son collègue n'était en effet pas très loin. Jörg Gerlstein s'installa derrière le volant, recula le siège pour en adapter la position à la longueur de ses jambes et enclencha le contact.
Penché à la portière, son interlocuteur l'invita à ouvrir la boîte à gants.
– Si la fatigue devenait trop pesante, vous trouverez quelques CD. Ils appartiennent à ma fille, elle a seize ans et je vous promets que la musique qu'elle écoute réveillerait un mort.
À 21 h 10, le coupé s'engageait sur UniversitätStrasse, remontant vers le nord.
L'autoroute était dégagée. Jörg Gerlstein aurait dû se rabattre sur la file de gauche pour emprunter la bretelle qui filait en direction de Mulhouse, il préféra poursuivre sa route vers le nord. En passant par l'Allemagne, le voyage serait plus long, mais Gerlstein pourrait entrer en France sans présenter ses papiers. Paris ne saurait rien de sa visite.
À minuit, il arriva dans la banlieue de Karlsruhe, une demi-heure plus tard, il emprunta la sortie de Baden-Baden. Si ses calculs étaient exacts, il arriverait à Thionville à 2 h 30 du matin et rejoindrait l'île Saint-Louis vers 6 heures.
Les phares éclairaient la route en lacets, le moteur ronronnait joliment, répondant à la moindre sollicitation de l'accélérateur. À 1 h 40, la voiture fit une légère embardée sur la droite. Gerlstein reprit rapidement le contrôle du véhicule et ouvrit la vitre en grand. L'air frais qui fouetta son visage vint effacer la fatigue qui pesait jusque sur sa nuque. Il se pencha pour ouvrir la boîte à gants et chercha à tâtons les disques de la fille de son collègue, ceux qui devaient le tenir en éveil jusqu'à destination. Il n'eut jamais le loisir d'en écouter le premier morceau. Le pneu avant droit mordit le bas-côté de la chaussée avant de s'enfoncer dans un trou, le coupé chassa de l'arrière et partit en toupie. L'instant d'après, il rebondit sur un rocher et finit sa course en s'écrasant contre un pin centenaire. La décélération brutale de 75 à 0 kilomètre à l'heure en moins d'une seconde propulsa en avant le cerveau de Gerlstein qui percuta la boîte crânienne sous l'effet d'une poussée de trois tonnes. À l'intérieur de son thorax, son cœur subit le même sort, veines et artères se déchirèrent aussitôt.