– Tu devrais aller te recoucher, Jeanne, il est très tôt !
– Ou tard, c'est selon. La soirée fut bonne ?
– Non, pas vraiment.
– Alors pourquoi as-tu passé la nuit avec lui ?
– Parce que j'avais froid.
– Sale hiver, hein ?
– Bon ça suffit, Jeanne, je vais aller me coucher.
– J'ai un cadeau pour toi.
– Un cadeau ? demanda Keira.
Et Jeanne tendit une enveloppe à sa sœur.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Ouvre, tu verras.
Keira trouva un billet d'Eurostar ainsi qu'un bon d'hôtel prépayé pour deux nuits au Regency Inn.
– Ce n'est pas un quatre-étoiles, mais Jérôme m'y avait emmenée et c'est charmant.
– Et ce cadeau a-t-il un rapport avec la lettre que j'ai trouvée dans l'entrée ?
– Oui, d'une certaine façon, mais j'ai prolongé ton séjour pour que tu puisses profiter un peu de Londres. Tu ne dois rater le musée d'Histoire naturelle sous aucun prétexte, la nouvelle Tate Gallery est magique, et il faudra que tu ailles bruncher sans faute chez Amoul, c'est sur Formosa Street. Qu'est-ce que j'ai aimé cet endroit, c'est tellement mignon, leurs pâtisseries, leurs salades, et le poulet au citron...
– Jeanne, il est 6 heures du matin, le poulet au citron là, maintenant, je ne suis pas très sûre...
– Tu vas me dire merci à un moment donné ou je te fais avaler ce billet de train ?
– Et toi, tu vas m'expliquer le contenu de cette lettre et ce que tu manigances, ou c'est moi qui te fais manger ton billet !
– Prépare-moi un thé, une tartine avec du miel, je te retrouve dans la cuisine dans cinq minutes, et c'est un ordre de ta grande sœur qui va se laver les dents, ouste !
Keira avait récupéré la convocation de la Fondation Walsh et l'avait déposée bien en évidence devant la tasse fumante et la tartine grillée.
– Il faut bien que l'une de nous deux croie en toi ! avait bougonné Jeanne en entrant dans la cuisine. J'ai fait ce que tu aurais dû faire si tu t'accordais plus de mérite. J'ai fouiné sur Internet et établi une liste de toutes les organisations susceptibles de financer tes travaux d'archéologie. Je te l'accorde, elles ne sont pas nombreuses. Même à Bruxelles ils n'en ont rien à faire. Enfin, sauf si tu as envie de consacrer deux ans à remplir des kilomètres de formulaires.
– Tu as écrit au Parlement européen pour ta petite sœur ?
– J'ai écrit à tout le monde ! Et puis hier, cette lettre est arrivée pour toi. Je ne sais pas si leur réponse est positive ou négative, mais, au moins, ils ont pris la peine de répondre.
– Jeanne ?
– D'accord, j'ai ouvert l'enveloppe et je l'ai refermée juste après. Mais avec le mal que je me suis donné, j'estime que cela me concerne aussi un peu.
– Et à partir de quelle documentation cette fondation a-t-elle retenu ma candidature ?
– Telle que je te connais, ça va te rendre hystérique, mais je m'en fiche totalement. C'est ta thèse que j'ai envoyée chaque fois. Je l'avais dans mon ordinateur, pourquoi s'en priver ? Après tout, tu l'as publiée, non ?
– Si je comprends bien, tu t'es fait passer pour moi, tu as envoyé mon travail à toute une série d'organisations inconnues et...
– Et je te donne l'espoir de retourner un jour dans ta fichue vallée de l'Omo ! Tu ne vas pas râler en plus ?
Keira se leva et serra Jeanne dans ses bras.
– Je t'adore, tu es la reine des emmerdeuses, plus têtue qu'un âne, mais tu es la sœur que je n'échangerais pour aucune autre au monde !
– Tu es sûre que tu vas bien ? demanda Jeanne en regardant Keira de plus près.
– On ne peut mieux !
Keira s'assit à la table de la cuisine et relut une troisième fois la convocation.
– Je dois présenter mes travaux à l'oral ! Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter ?
– Justement, tu as peu de temps pour rédiger ton projet et l'apprendre par cœur. Il faudra que tu t'adresses aux membres du jury en les regardant droit dans les yeux ; en lisant ton texte, tu manquerais de conviction. Tu seras brillante, je le sais.
Keira se leva d'un bond et commença à faire les cent pas dans la cuisine.
– Ne commence pas à te laisser gagner par le trac. Si tu veux, en rentrant le soir, je ferai le jury et tu répéteras devant moi.
– Accompagne-moi à Londres, seule, je n'y arriverai jamais.
– Impossible, j'ai beaucoup trop de travail.
– Je t'en supplie Jeanne, viens.
– Keira, je n'en ai pas les moyens, entre ton billet de train et l'hôtel, j'ai mis mon compte en banque à sec.
– Il n'y a aucune raison pour que tu me payes ce voyage, je vais trouver un moyen.
– Keira, tu es ma petite sœur et cela suffit pour que je te donne un petit coup de pouce. Ne discute pas et fais-moi juste le plaisir de remporter ce prix.
– De combien s'agit-il ?
– Deux millions de livres sterling.
– Ce qui représente en euros ? demanda Keira les yeux écarquillés.
– De quoi financer les salaires d'une équipe internationale au grand complet, les voyages de chacun, l'achat et l'affrètement du matériel dont tu rêves pour retourner toute la terre de la vallée de l'Omo.
– Je ne gagnerai jamais ! C'est impossible.
– Va dormir quelques heures, prends une bonne douche à ton réveil et mets-toi aussitôt au boulot. Pense aussi à dire à ton Max que tu ne pourras plus le voir avant un bon bout de temps. Ne me regarde pas comme ça. Je n'ai pas organisé tout ça pour t'éloigner de lui. Contrairement à ce que tu peux penser, je ne suis pas machiavélique à ce point.
– L'idée ne m'avait même pas effleurée.
– Oh ! que si ! File maintenant.
Au cours des jours qui suivirent, Keira resta cloîtrée dans l'appartement de sa sœur, passant le plus clair de son temps devant l'ordinateur, peaufinant ses théories, les documentant d'articles publiés par ses confrères archéologues du monde entier.
Comme elle le lui avait promis, chaque soir en revenant du musée, Jeanne s'attelait à faire répéter sa sœur. Que son discours manque de conviction, qu'elle bafouille ou s'aventure dans des explications trop techniques au goût de Jeanne, celle-ci lui faisait reprendre son exposé depuis le début. Et les premières soirées furent toutes ponctuées de disputes entre les deux sœurs.
Keira connut très vite son texte, restait à y mettre le ton juste pour captiver son auditoire.
Dès que Jeanne quittait l'appartement le matin, Keira se mettait à réciter, faisant les cent pas dans le salon. La gardienne de l'immeuble, qui par une fin de matinée déposa un livre commandé par Keira, fut mise à contribution. Confortablement installée dans le canapé, une tasse de thé à la main, Mme Hereira écouta le résumé complet de l'histoire de notre planète, de l'âge Précambrien à la période du Crétacé qui vit apparaître les premières plantes à fleurs, toute une génération d'insectes, de nouvelles espèces de poissons, les ammonites, comme les éponges, et plein d'espèces de dinosaures qui s'étaient décidés à évoluer désormais sur la terre ferme. Mme Hereira fut heureuse d'apprendre que c'est à cette époque qu'apparurent dans les océans les premiers requins ressemblant à ceux que l'on voit aujourd'hui. Pourtant, le plus fascinant n'était pas là, mais plutôt dans l'apparition des premiers mammifères développant leur progéniture dans des poches placentaires, ainsi que les humains le feraient bien plus tard.
Mme Hereira s'assoupit en pleine ère tertiaire, quelque part entre le Paléocène et l'Éocène. Quand elle rouvrit l'œil, elle demanda, un peu gênée, si elle avait dormi longtemps. Keira la rassura, son petit roupillon n'avait duré que trente millions d'années ! Et le soir, elle se garda bien de parler à Jeanne de la visite qu'elle avait eue dans la journée, et encore moins de la réaction de son tout premier public.