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Keira prit le chemin qui longeait la côte jusqu'à l'entrée du village ; elle remonta la ruelle escarpée en direction de l'église, levant la tête pour admirer les corniches, où les fleurs s'étalaient à foison devant les fenêtres de chaque habitation. Elle poussa la porte du Victory, la salle du pub était vide, elle s'installa au comptoir et commanda une crêpe.

– Les touristes se font rares en cette saison, vous n'êtes pas du coin ? questionna l'aubergiste en servant une bière à Keira.

– Je ne suis pas d'ici mais pas tout à fait étrangère non plus, puisque mon père est enterré derrière l'église.

– Qui était votre père ?

– Un homme merveilleux. Il s'appelait William Perkins.

– Je ne me souviens pas de lui, répondit l'aubergiste, désolé. Qu'est-ce qu'il faisait de son vivant ?

– Il était botaniste.

– Vous avez encore de la famille au village ?

– Non, seulement la tombe de papa.

– Et vous nous arrivez d'où avec ce petit accent ?

– De Londres et de France.

– Vous avez fait ce long voyage pour lui rendre visite ?

– En quelque sorte, oui.

– Eh bien l'addition sera pour moi, à la mémoire de William Perkins, botaniste et homme bon, dit l'aubergiste en déposant une assiette devant Keira.

– À la mémoire de mon père, reprit-elle, en levant sa pinte.

Son déjeuner avalé, Keira remercia l'aubergiste et poursuivit sa route vers le sommet de la colline. Elle arriva enfin devant l'église, la contourna et ouvrit le portail en fer forgé.

Il n'y avait guère plus de cent âmes qui reposaient dans le petit cimetière de St. Mawes. La tombe de William Perkins se trouvait au bout d'une travée, adossée au mur d'enceinte. Une glycine mauve grimpait le long des vieilles pierres, donnant un peu d'ombre sous son feuillage. Keira s'assit sur la dalle et effleura du doigt les lettres gravées. La peinture à la feuille d'or avait presque entièrement disparu, une mousse verte poussait sur la stèle.

– Je sais, je ne suis pas venue depuis longtemps, bien trop longtemps, mais je n'ai pas besoin d'être ici pour penser à toi. Tu m'avais dit qu'en son temps le chagrin de l'absence s'efface devant la mémoire des souvenirs heureux. Quand cesseras-tu de me manquer autant ?

Je voudrais que nos conversations reprennent, continuer à pouvoir te poser mille questions, entendre les mille réponses que tu me donnais, même quand tu les inventais. Je voudrais encore sentir ma main dans la tienne, marcher à tes côtés comme lorsque nous allions voir la marée quand elle recule vers le large.

Je me suis disputée avec Jeanne ce matin. C'était de ma faute, comme chaque fois. Elle était furieuse que je ne l'aie pas appelée hier soir pour lui annoncer la bonne nouvelle ; hier soir, tu aurais été fier de moi, papa, fier de ta fille. J'ai présenté mes travaux devant une fondation et j'ai remporté le premier prix, ex æquo, mais tu aurais été fier quand même, toi qui as toujours eu le goût du partage. Je voudrais que tu reviennes, que tu me prennes dans tes bras et que nous repartions ensemble marcher jusqu'au petit port, je voudrais entendre le son de ta voix, me rassurer dans ton regard, comme autrefois.

Keira se tut un instant, parce qu'elle pleurait.

– Si tu savais comme je m'en veux de ne pas t'avoir rendu visite plus souvent quand tu étais en vie, si tu savais comme je le regrette. Mais je ne l'ai pas fait, et je t'entends me dire qu'il fallait bien que je vive ma vie, mais tu faisais partie de ma vie, papa.

Je ne voulais pas que tu sois contrarié, alors je me suis réconciliée avec Jeanne. J'ai appliqué tes conseils à la lettre, je l'ai rappelée deux fois pour m'excuser. Et puis, je me suis disputée de nouveau avec elle quand je lui ai dit que je venais te voir, même si je ne te vois pas. Elle aurait voulu être là. Tu nous manques à toutes les deux.

Tu sais, avec ce prix que j'ai gagné, je vais pouvoir repartir en Éthiopie. Je suis venue te le dire, parce que, si tu voulais me rendre visite, je serai dans la vallée de l'Omo. Pas besoin de t'indiquer le chemin, de là où tu es, je suis sûre que tu le trouveras. Viens dans le vent, ne souffle pas trop fort, mais viens, je t'en prie.

Je fais un métier que j'aime, celui pour lequel tu me poussais à étudier et réussir, mais je suis seule et tu me manques. Est-ce que maman et toi vous êtes réconciliés là-haut ?

Keira se pencha pour embrasser la pierre ; puis elle se releva et quitta le cimetière, les épaules lourdes. En redescendant vers le petit port de St. Mawes, elle appela Jeanne et, lorsqu'elle fondit en larmes, sa sœur la consola longuement.

*

*     *

De retour à Paris, les deux sœurs célébrèrent le succès de Keira. Deux soirées de fête entre filles se succédèrent ; la seconde s'acheva à 5 heures du matin, alors qu'une équipe du Samu social raisonnait Jeanne. Passablement éméchée, elle voulait absolument se fiancer avec un certain Jules, clochard qui avait élu domicile dans une galerie commerciale des Champs-Élysées ; le plus long souvenir que Keira garda de ces deux nuits de festivités fut celui des quarante-huit heures de migraine qui suivirent.

*

*     *

Il y a des journées illuminées de petites choses, de riens du tout qui vous rendent incroyablement heureux ; un après-midi à chiner, un jouet qui surgit de l'enfance sur l'étal d'un brocanteur, une main qui s'attache à la vôtre, un appel que l'on n'attendait pas, une parole douce, votre enfant qui vous prend dans ses bras sans rien vous demander d'autre qu'un moment d'amour. Il y a des journées illuminées de petits moments de grâce, une odeur qui vous met l'âme en joie, un rayon de soleil qui entre par la fenêtre, le bruit de l'averse alors qu'on est encore au lit, les trottoirs enneigés ou l'arrivée du printemps et ses premiers bourgeons.

Ce samedi matin, la concierge de Jeanne avait apporté trois lettres à Keira. L'archéologie est un métier académique où chacun contribue, par ses connaissances, à la découverte tant espérée. La réussite sur le terrain dépend de la compétence de tous, elle est le fruit d'un travail d'équipe. Lorsque Keira apprit que les trois collègues qu'elle avait sollicités se réjouissaient de partir avec elle en Éthiopie, elle fit des bonds de joie dans l'appartement.

Ce matin-là, pendant qu'elle flânait dans les allées d'un marché, le vendeur de quatre saisons dit à Jeanne qu'il la trouvait ravissante et ce matin-là, Jeanne rentra chez elle avec un panier bien trop rempli et la mine radieuse.

À midi, Jan Vackeers et Ivory déjeunaient dans un petit restaurant d'Amsterdam. La sole commandée par Ivory était cuite à la perfection, Jan se régalait de voir la gourmandise de son ami à ce point satisfaite. Les péniches se croisaient le long du canal et la terrasse où les deux vieux compères avaient pris place était baignée de soleil. Ils se remémorèrent de bons souvenirs et s'abandonnèrent à quelques fous rires.

À 13 heures, Walter se promenait dans Hyde Park. Un bouvier bernois assis au pied d'un grand chêne fixait un écureuil qui sautait de branche en branche. Walter s'approcha du chien et lui caressa la tête. Lorsque la propriétaire de l'animal le rappela, Walter resta stupéfait. Miss Jenkins était tout aussi surprise que lui de cette rencontre inopinée et elle engagea la conversation la première. Elle ignorait qu'il aimait les chiens, Walter dit que lui aussi en avait un, même si ce dernier passait la plupart de son temps chez sa mère. Ils firent une centaine de pas ensemble avant de se saluer courtoisement devant les grilles du parc ; Walter passa le reste de l'après-midi, assis sur une chaise, à contempler les fleurs d'un églantier.