À 14 heures, je rentrais d'une promenade. J'avais trouvé aux puces de Camden un vieux boîtier d'appareil photo et je me réjouissais à l'idée de passer ma soirée à le démonter et à le nettoyer. Sous ma porte, je trouvai une carte postale qu'avait glissée le facteur. La photo représentait le petit port de pêche d'Hydra, île sur laquelle vit ma mère. Elle l'avait postée six jours plus tôt. Ma mère a horreur du téléphone, elle n'écrit pas souvent et, quand elle prend la plume, sa prose n'est pas prolixe. Le texte était d'une simplicité déconcertante : « Quand est-ce que tu viens me voir ? » Deux heures plus tard, je ressortais de l'agence de voyages qui se trouve à deux rues de chez moi, avec un billet d'avion en poche pour la fin du mois.
Ce samedi soir, Keira, trop affairée aux préparatifs de son expédition, décommanda son dîner avec Max.
Après s'être regardée longuement dans le miroir de la salle de bains, Jeanne se décida à jeter les dernières lettres de Jérôme qu'elle conservait dans le tiroir de son bureau.
Walter, qui était allé rendre visite à son libraire, lisait une encyclopédie sur les chiens, apprenant par cœur la page concernant le bouvier bernois.
Jan Vackeers accordait à Ivory une revanche aux échecs.
Quant à moi, après avoir scrupuleusement nettoyé l'appareil photo acheté le matin même, je m'installais à mon bureau, avec une bière glacée et un sandwich que j'avais particulièrement bien préparé. Je commençai à rédiger une lettre à ma mère pour l'avertir de mon arrivée et reposai aussitôt le stylo, me réjouissant de lui faire une surprise.
Il est des journées faites de petits riens, des journées dont on se souvient longtemps, sans que l'on puisse vraiment savoir pourquoi.
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J'avais informé Walter de mon départ. Mes cours ne commençaient qu'à la rentrée et personne à l'Académie ne remarquerait mon absence. J'avais acheté biscuits, thés et moutardes anglaises dont ma mère raffole, bouclé ma valise, refermé la porte de ma maison, un taxi me conduisit à l'aéroport. J'arriverais à Athènes au milieu de l'après-midi, à temps pour rejoindre le port du Pirée et embarquer à bord de la navette maritime qui me conduirait en une heure sur l'île d'Hydra.
Comme à l'accoutumée, l'ambiance à Heathrow était chaotique à souhait. Mais lorsqu'on a volé jusqu'aux confins de l'Amérique du Sud, plus rien ne vous surprend en matière de voyage. Coup de chance, mon vol était à l'heure. Après le décollage, le pilote annonça que nous survolerions la France, avant de faire cap vers la Suisse, le nord de l'Italie, l'Adriatique et enfin la Grèce. Je n'y étais pas retourné depuis longtemps et j'étais heureux d'avoir décidé de rendre visite à ma mère. Nous survolions maintenant Paris, le ciel était clair et les passagers qui, comme moi, étaient assis du bon côté de la cabine, bénéficiaient d'une splendide vue de la capitale, on voyait même la tour Eiffel.
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Paris
Keira supplia Jeanne de l'aider à boucler sa valise.
– Je ne veux plus que tu t'en ailles.
– Je vais rater mon avion, dépêche-toi, je t'en prie Jeanne ce n'est pas le moment !
Le départ se fit dans la précipitation. À bord du taxi qui roulait vers Orly, Jeanne ne disait pas un mot.
– Tu vas faire la tête jusqu'à ce que nous soyons séparées ?
– Je ne fais pas la tête. Je suis triste, c'est tout, bougonna Jeanne.
– Je te promets que je téléphonerai, régulièrement.
– Promesse de Gascon ! Quand tu seras là-bas, rien n'existera en dehors de ton travail. Et puis tu me l'as assez répété, pas de cabines, pas de réseau...
– Personne n'a jamais prouvé que les Gascons ne tenaient pas leurs promesses.
– Jérôme est gascon !
– Jeanne, ces deux derniers mois ont été merveilleux et rien de ce qui m'arrive n'aurait existé sans toi. Ce voyage, c'est à toi que je le dois, tu es...
– Je sais, l'idiote que tu n'aurais échangée pour aucune autre au monde, mais tu préfères quand même passer tes journées en compagnie de tes squelettes dans la vallée de l'Omo, plutôt qu'avec ta sœur soi-disant irremplaçable. Oh, et puis je suis la dernière des imbéciles, je m'étais juré de ne pas te faire cette scène, j'ai répété cent fois hier dans ma chambre toutes les paroles heureuses que je devais te dire.
Jeanne fixa longuement Keira.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Rien, je m'imprègne de ta frimousse avant de ne plus la voir.
– Arrête ça, Jeanne, tu vas me donner le cafard. Viens me rendre visite !
– J'ai déjà du mal à boucler mes fins de mois, je devrais parler tout de suite à mon banquier d'un petit voyage en Éthiopie, il serait ravi. Qu'as-tu fait de ton collier ?
Keira passa la main autour de son cou.
– C'est une longue histoire.
– Je t'écoute.
– J'ai retrouvé une ancienne connaissance à Londres, par hasard.
– Et tu lui as donné ce pendentif auquel tu tenais tant ?
– Je te l'ai dit, Jeanne, c'est une longue histoire.
– Comment s'appelle-t-il ?
– Adrian.
– Tu l'as emmené voir papa ?
– Non, bien sûr que non.
– Remarque, si ce mystérieux Adrian peut écarter Max de tes pensées, béni soit-il.
– Qu'est-ce que tu as contre Max ?
– Rien !
Keira regarda attentivement sa sœur.
– « Rien », ou « Rien, bien au contraire » ? demanda-t-elle.
Jeanne ne répondit pas à la question.
– Mais je suis la reine des connes..., souffla Keira. « Je n'ai pas eu de nouvelles de Max depuis ta rupture », « Max a mis du temps à s'en remettre, ne rouvre pas des plaies si c'est pour te barrer ensuite », « Je ne devrais pas te le dire mais Max était à ce dîner », tu es raide dingue de lui !
– N'importe quoi !
– Regarde-moi droit dans les yeux Jeanne !
– Qu'est-ce que tu voulais que je te dise ? Que je me suis retrouvée seule au point de m'amouracher d'un ex de ma petite sœur ? Je ne sais même pas si c'est de lui dont je me suis éprise ou du couple que vous formiez, ou de l'idée d'un couple tout court.
– Max est tout à toi, ma Jeanne, mais ne sois pas déçue quand même, c'est un mauvais coup !
Jeanne accompagna sa sœur jusqu'au comptoir d'enregistrement. Une fois les bagages de Keira avalés par le tapis roulant, elles allèrent prendre un dernier café. Jeanne avait la gorge bien trop nouée pour parler et Keira n'était pas mieux. Elles se tinrent par la main, chacune dans ses pensées et son silence. Elles se séparèrent devant les guichets de la police de l'air. Jeanne serra Keira dans ses bras et éclata en sanglots.
– Je te promets de t'appeler chaque semaine, dit Keira en larmes.
– Tu ne tiendras pas ta promesse, mais je t'écrirai et tu m'écriras aussi. Tu me raconteras tes journées, moi les miennes ; tes lettres feront des pages et des pages et celles que je t'enverrai à peine quelques lignes parce que je n'aurai pas grand-chose à te raconter. Tu m'enverras des photos de ton fleuve magnifique, je t'enverrai des cartes postales du métro. Je t'aime, petite sœur, prends soin de toi et, surtout, reviens-moi vite.
Keira s'éloigna à reculons ; elle tendit son passeport et sa carte d'embarquement au policier derrière la vitre de sa guérite. Le contrôle passé, elle se retourna pour faire un dernier signe à sa sœur, mais Jeanne était déjà partie.
Il est des journées faites de petits riens et qui vous laissent le vague à l'âme, de moments de solitude dont on se souvient longtemps, très longtemps.
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