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Hydra
– Heureusement que ta tante m'a téléphoné de chez l'épicier pour me prévenir que tu avais débarqué sur le port. Tu voulais que je fasse un arrêt cardiaque ?
Voilà les premiers mots de ma mère quand j'entrai dans sa maison. C'était sa façon à elle de m'accueillir et sa façon, aussi, de me faire le reproche de ces longs mois d'absence.
– Elle a le regard encore vif, ta tante, je ne suis pas certaine que je t'aurais reconnu si je t'avais vu en ville ! Montre-toi à la lumière que je te voie. Tu as maigri et tu as mauvaise mine.
Je m'attendais encore à deux ou trois remarques de sa part avant qu'elle accepte enfin de m'ouvrir ses bras.
– Il paraît que ta valise n'est pas très lourde, je suppose que tu ne restes que quelques jours ?
Et quand je lui confiai mon envie de passer plusieurs semaines ici, ma mère se détendit enfin et m'embrassa tendrement. Je lui jurai qu'elle n'avait pas changé, elle me tapota la joue en me traitant de menteur, mais accepta le compliment. Elle s'affaira aussitôt en cuisine, faisant l'inventaire de tout ce qui lui restait de farine, sucre, lait, œufs, viande et légumes.
– Je peux savoir ce que tu fais ? demandai-je.
– Figure-toi que j'ai un fils qui débarque à l'improviste, après plus de deux années sans avoir rendu une seule visite à sa mère et, comme il s'est débrouillé pour arriver en fin de journée, il me reste une heure à peine pour préparer une fête.
– Je veux juste dîner en tête à tête avec toi, laisse-moi t'emmener sur le port.
– Et moi je voudrais avoir trente ans de moins et être débarrassée à jamais de mes rhumatismes !
Maman fit claquer ses doigts et se frotta le bas du dos.
– Eh bien, tu vois, ça n'a pas marché, j'en conclus que nos souhaits ne seront pas exaucés aujourd'hui. Nous ferons donc un banquet digne de cette famille et de sa réputation ; si tu crois que ton arrivée sur l'île est passée inaperçue !
Inutile d'essayer de la raisonner, sur ce point comme sur tout autre d'ailleurs. Tout le monde au village aurait parfaitement compris que nous passions la soirée seuls ensemble, mais célébrer mon arrivée comptait beaucoup pour ma mère, et je me refusais à la priver de ce plaisir.
Les voisins apportèrent du vin, du fromage et des olives, les femmes dressèrent la table, les hommes accordèrent leurs instruments de musique. On but, dansa et chanta jusque tard dans la nuit et j'eus une petite explication en privé avec ma tante pour la remercier de sa discrétion. Elle me jura qu'elle ne voyait pas de quoi je parlais.
Lorsque je me réveillai le lendemain, ma mère était déjà debout depuis longtemps. Tout était rangé et la maison avait retrouvé son allure de tous les jours.
– Qu'est-ce que tu comptes faire ici pendant plusieurs semaines ? avait demandé maman en me servant un café.
Je la forçai à s'asseoir avec moi.
– Ne pas me faire servir du matin au soir serait déjà un bon début. Je suis venu m'occuper de toi, pas le contraire.
– T'occuper de moi ? La belle affaire ! Cela fait des années que j'ai pris l'habitude de m'occuper de moi toute seule ; à part Elena qui vient étendre le linge, et que j'aide en retour à son magasin, je n'ai besoin de personne.
Sans tante Elena, ma mère se sentirait beaucoup plus seule. Et pendant que je prenais mon petit déjeuner, je l'entendais défaire ma valise et ranger mes affaires.
– Je te vois hausser les épaules ! dit-elle depuis la fenêtre de ma chambre.
Je passai cette première journée de vacances à renouer avec les paysages de l'île. L'âne de Kalibanos me guidait le long des sentes. Je m'arrêtai dans une crique, profitant de ce qu'elle était déserte pour plonger dans la mer et en ressortir aussi vite, frigorifié. Je déjeunai avec ma mère et ma tante sur le port et les écoutai raconter des histoires de famille, souvenirs que l'une et l'autre ressassaient inlassablement. Arrive-t-il un moment de la vie où le bonheur est passé, où l'on n'attend plus rien ? Est-ce cela que vieillir ? Lorsque aujourd'hui ne parle que d'hier, quand le présent n'est plus qu'un trait de nostalgie que l'on cache pudiquement par des éclats de rire ?
– Qu'est-ce que tu as à nous regarder comme ça ? demanda ma tante en séchant ses yeux.
– Rien... Est-ce que, lorsque je serai rentré à Londres, vous déjeunerez toutes les deux à cette même table en vous remémorant ce repas d'aujourd'hui comme un bon souvenir ?
– Évidemment ! Pourquoi poses-tu une question aussi idiote ? demanda Elena.
– Parce que je me demande aussi pourquoi vous ne profiteriez pas maintenant de cette belle journée au lieu d'attendre que je sois reparti ?
– Ton fils a trop longtemps manqué de soleil, dit Elena à ma mère. Je ne comprends plus un mot de ce qu'il dit.
– Moi si, dit ma mère en me souriant, et je crois qu'il n'a pas tout à fait tort. Arrêtons avec ces vieilles histoires et parlons d'avenir. Tu as des projets, Elena ?
Ma tante nous regarda à tour de rôle, ma mère et moi.
– Je vais repeindre le mur du magasin à la fin du mois, juste avant le début de la saison, annonça-t-elle avec le plus grand sérieux. Le bleu a pâli, vous ne trouvez pas ?
– Si, je me le disais justement, et voilà un sujet qui va passionner Adrianos, ajouta ma mère en m'adressant un clin d'œil.
Cette fois Elena se demanda si l'on se payait sa tête, et je lui jurai qu'il n'en était rien. Nous avons discuté pendant deux heures du bleu qu'il faudrait choisir pour la devanture de son magasin. Maman alla même tirer de sa sieste le marchand de couleurs pour lui confisquer une gamme de teintes ; et pendant que nous les appliquions au mur pour choisir celle qui conviendrait le mieux, c'est sur le visage de ma mère que je vis des couleurs se réinventer.
Deux semaines passèrent pendant lesquelles nous vivions au gré de ce soleil qui m'avait tant manqué, de la chaleur qui grimpait de jour en jour. Juin passait lentement et nous vîmes débarquer les premiers touristes.
Je me souviens de ce matin-là, comme si c'était hier, nous étions un vendredi. Maman était entrée dans la chambre où je lisais, profitant de la fraîcheur que les persiennes avaient su préserver. Je dus poser mon livre puisqu'elle se tenait debout, bras croisés, devant moi. Elle me dévisageait sans rien dire ; avec un drôle d'air, de surcroît.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Rien, répondit-elle.
– Tu es juste descendue me regarder lire ?
– Je suis venue te porter du linge.
– Mais tu n'as rien dans les mains !
– J'ai dû l'oublier en chemin.
– Maman ?
– Adrian, depuis quand portes-tu des colliers ?
Lorsque ma mère m'appelle Adrian, c'est que quelque chose de sérieux la tracasse.
– Ne fais pas l'innocent ! ajouta-t-elle.
– Je n'ai pas la moindre idée de ce dont tu parles.
Ma mère jeta un regard noir vers le tiroir de ma table de nuit.
– Je te parle de celui que j'ai trouvé dans ta valise et que j'ai rangé là.
J'ouvris le tiroir en question et trouvai le pendentif que Keira avait oublié à Londres ; pourquoi l'avais-je emmené ? Je ne le savais pas moi-même.
– C'est un cadeau !
– On t'offre des colliers maintenant ? Et pas n'importe lequel. C'est assez original comme cadeau. Qui a été aussi généreux avec toi ?
– Une amie. Je suis arrivé il y a deux semaines, pourquoi t'intéresses-tu soudain à ce collier ?
– Parle-moi d'abord de cette amie, qui offre des bijoux à un homme, je cesserai peut-être de m'intéresser à ton collier.