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– Vous n'êtes pas venu jusqu'ici pour porter des accusations aussi grotesques, j'imagine qu'un entretien téléphonique aurait fait l'affaire.

– Savez-vous, Lorenzo, quelle est de nos jours la plus grande force dans votre métier ?

– Je suis certain que vous allez me l'apprendre.

– Ne dépendre d'aucune technologie. Ni téléphone, ni ordinateur, ni carte bancaire. Souvenez-vous comme l'espionnage était une affaire complexe quand ces saloperies n'existaient pas encore. Aujourd'hui, il n'y a plus aucun plaisir à pratiquer cet art. Le premier crétin qui allume son téléphone mobile se fait géolocaliser par une batterie de satellites en quelques minutes à peine. Rien ne remplacera jamais un bon espresso pris avec un vieil ami dans l'anonymat d'un café d'aéroport.

– Vous ne m'avez toujours pas dit ce que vous vouliez.

– Vous avez raison, j'allais presque l'oublier. Il fut une époque où je vous ai rendu quelques services, n'est-ce pas ? Mais je ne ferai pas appel à votre gratitude, je ne dis pas que cela ne viendra pas un jour, mais ce que je souhaite aujourd'hui ne justifie pas que je me défausse de ce genre d'atout, ce serait trop cher payé. Non, vraiment, tout ce que je vous demande est de me donner les moyens d'avoir un léger coup d'avance sur les autres. Je ne leur dirai rien de vos manigances, en contrepartie, informez-moi de ce qui se passe dans la vallée de l'Omo. Je vais être très magnanime, lorsque nos tourtereaux s'envoleront vers d'autres contrées, ce sera mon tour de vous renseigner. Reconnaissez qu'avoir un fou invisible sur l'échiquier est un atout majeur pour celui qui l'a dans son camp.

– Je ne joue qu'au poker, Ivory, je ne suis pas familier des règles des échecs. Qu'est-ce qui vous laisse entendre qu'ils quitteront l'Éthiopie ?

– Ah, s'il vous plaît, Lorenzo, pas de ça entre nous, ne me prenez pas pour un imbécile. Si vous pensiez vraiment que notre astronome était simplement parti conter fleurette à sa douce, vous n'auriez pas dépêché vos hommes sur place.

– Mais je n'ai jamais rien fait de tel !

Ivory régla sa consommation et se leva. Il tapota l'épaule de son voisin.

– J'ai été heureux de vous revoir, Lorenzo. Saluez votre charmante épouse.

Le vieux professeur se baissa pour ramasser son sac et s'éloigna. Lorenzo le rattrapa aussitôt.

– OK, mes hommes l'ont pris en filature à l'aéroport d'Addis-Abeba, il avait affrété un petit coucou pour se rendre à Jinka. La jonction s'est faite là-bas.

– Vos hommes sont entrés en contact avec lui ?

– De façon tout à fait anonyme. Ils l'ont pris en stop et en ont profité pour implanter un mouchard dans son bagage, un petit émetteur à moyenne portée. Sa conversation avec cette jeune archéologue dont vous parliez montre qu'il n'a pas encore compris de quoi il retourne, mais il n'est pas loin de la vérité, ce n'est qu'une question de temps ; il a découvert certaines propriétés de l'objet.

– Lesquelles ? demanda Ivory.

– Des propriétés que nous ne connaissions pas, nous n'avons pas tout entendu, je vous l'ai dit, le mouchard est dans son bagage. Il s'agirait d'une projection de points lorsque l'on approche l'objet d'une source de lumière vive, répondit Lorenzo sans marquer plus d'intérêt que cela.

– Quel genre de points ?

– Il a parlé d'une nébuleuse, une histoire de Pélican, j'imagine que c'est une expression anglaise.

– Quel ignare vous faites, mon pauvre ami ; la nébuleuse du Pélican se trouve dans la constellation du Cygne, non loin de l'étoile de Deneb. Comment n'avais-je pas pensé à cela plus tôt !

L'excitation soudaine d'Ivory était telle que Lorenzo sursauta.

– Voilà qui a l'air de sacrément vous enthousiasmer.

– Il y a de quoi, cette information confirme toutes mes suppositions.

– Ivory, vous vous êtes mis à l'écart de la communauté avec vos suppositions ; je veux bien vous donner un petit coup de main en souvenir du passé, mais pas me discréditer avec vos âneries.

Ivory empoigna Lorenzo par la cravate. Il resserra le nœud si vite que ce dernier n'eut pas le temps de réagir, l'air lui manquait déjà et son visage s'empourprait à vue d'œil.

– Jamais, vous m'entendez, ne me traitez jamais de la sorte ! Âne, vous dites ? C'est vous qui êtes des ânes, apeurés d'approcher la vérité, comme l'étaient les plus obscurs religieux il y a six siècles. Vous êtes aussi indignes qu'eux des responsabilités qui vous sont confiées. Bande d'incapables !

Des voyageurs étonnés par la scène s'étaient arrêtés. Ivory relâcha son étreinte et leur adressa un sourire rassurant. Les passants reprirent leur chemin et le barman retourna à ses occupations. Lorenzo avait promptement desserré le col de sa chemise et inspirait de grandes bouffées d'air.

– La prochaine fois que vous faites une chose pareille, je vous tue ! dit Lorenzo en essayant de refouler une quinte de toux.

– À condition que vous y arriviez, petit prétentieux ! Mais nous nous sommes assez disputés comme cela, ne me manquez plus de respect, voilà tout.

Lorenzo reprit place sur son tabouret et commanda un grand verre d'eau.

– Que font donc nos tourtereaux en ce moment ? reprit Ivory.

– Je vous l'ai déjà dit, ils sont encore à mille lieues de se douter de quoi que ce soit.

– À mille ou à cent lieues ?

– Écoutez-moi, Ivory, si j'étais en charge des opérations, je leur aurais confisqué l'objet en question depuis longtemps, de gré ou de force, et le problème serait réglé. J'imagine d'ailleurs que tôt ou tard cette décision qu'un certain nombre de nos amis préconisent sera prise à l'unanimité.

– Je vous invite à ne jamais voter en ce sens et à user de votre influence pour que les autres en fassent de même.

– Vous n'allez pas aussi me dicter ma conduite.

– Vous redoutiez que mes âneries vous discréditent, qu'en serait-il si la communauté apprenait que nous nous sommes rencontrés ? Bien sûr, vous pourriez le nier, mais à votre avis combien de caméras de surveillance nous ont filmés depuis que nous discutons ? Je suis même certain que notre petite altercation n'est pas passée inaperçue. Je vous l'ai dit, cette abondance de technologies est une vraie saloperie.

– Pourquoi faites-vous cela, Ivory ?

– Parce que, justement, vos amis seraient bien capables de voter à l'unanimité une proposition aussi stupide que celle que vous évoquiez, et il n'est pas question que quiconque lève le petit doigt sur nos deux tourtereaux qui vont peut-être enfin entreprendre ces recherches que vous avez tous eu peur de mener jusque-là.

– C'est précisément ce que nous cherchions à éviter depuis que le premier objet a été découvert.

– Maintenant il y en a un deuxième et ce ne sera pas le dernier. Alors, vous et moi ferons tout notre possible pour permettre à nos protégés d'aboutir. La primauté du savoir, n'est-ce pas ce qui vous anime ?

– C'est celle qui vous anime vous, Ivory, pas moi.

– Allons, Lorenzo, personne n'est dupe, même dans cette assemblée de gens bien respectables.