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Nous avons dormi quelques heures à même le sol.

À l'aube, Keira prit le volant. Nous remontions vers la vallée de l'Omo quand elle murmura :

– Mon père est parti de la même manière. J'étais allée faire des courses, quand je suis revenue, je l'ai trouvé gisant sur le perron de la maison.

– Je suis désolé, bafouillai-je maladroitement.

– Tu sais, le plus terrible n'était pas de le voir là, allongé sur les marches, la tête en bas, les pieds devant la porte ; non, le plus terrible est venu après. Quand ils ont emmené son corps, je suis retournée dans sa chambre et j'ai vu les draps froissés. J'ai deviné les gestes qu'il avait faits en se levant ce matin-là, ses derniers pas au saut du lit. Je l'ai imaginé marchant vers le rideau qu'il avait entrouvert pour voir le temps qu'il faisait. C'était pour lui un rituel et cela comptait plus que toutes les nouvelles qu'il pourrait lire dans son journal. J'ai trouvé sa tasse de café dans l'évier de la cuisine, le beurre était encore sur la table auprès d'un morceau de pain à moitié entamé.

C'est en regardant les objets du quotidien, tel un couteau à beurre, que l'on se rend compte que quelqu'un est parti et qu'il ne reviendra plus ; un stupide couteau à beurre qui taille à jamais des tranches de solitude dans votre vie.

En écoutant Keira, je réalisai pourquoi j'avais emmené son collier en Grèce, pourquoi il n'avait jamais quitté ma poche depuis le jour où elle l'avait laissé sur ma table de nuit avant de s'en aller.

Nous sommes arrivés au village en fin de journée. Lorsque Keira sortit de la voiture, les Mursis comprirent que quelque chose de grave était arrivé. Ceux qui se trouvaient sur la place centrale s'immobilisèrent aussitôt. Keira les regardait en pleurant, mais aucun d'eux ne s'approcha pour tenter de la consoler. J'ouvris la portière arrière et pris le corps du vieux chef dans mes bras. Je le déposai sur le sol et baissai la tête en signe de recueillement. Une longue plainte parcourut l'assemblée ; les femmes levèrent les bras au ciel et se mirent à crier. Les hommes s'étaient rapprochés du corps de leur chef. Son fils souleva la couverture et caressa lentement le front de son père. Le visage serré, il se redressa et nous fixa durement. Je compris dans son regard que nous n'étions plus les bienvenus. Qu'importait pour eux ce qui s'était passé, leur vieux chef était parti avec nous vivant et nous le leur ramenions mort. Je sentais l'hostilité à notre égard grandir à chaque instant. Je pris Keira par le bras et la guidai lentement vers la voiture.

– Ne te retourne pas, lui dis-je.

Alors que nous entrions dans le 4 × 4, les villageois se massèrent autour de nous, encerclant le véhicule. Une lance ricocha sur le capot, une deuxième arracha le rétroviseur, et Keira eut juste le temps de me hurler de me baisser, quand une troisième vint fendre le pare-brise. J'avais enclenché la marche arrière, la voiture bondit, je redressai, effectuai un demi-tour et fonçai hors du village.

La horde en colère ne nous avait pas suivis. Dix minutes plus tard, nous arrivions au campement. En voyant l'état du 4 × 4 et la pâleur de Keira, Éric s'inquiéta et je lui fis le récit de nos mésaventures. Toute l'équipe d'archéologues se réunit autour d'un feu pour décider de la conduite à tenir.

Chacun s'accordait à prédire que l'avenir du groupe était compromis. Je me proposai de retourner dès le lendemain au village, je m'entretiendrai « en gentleman » avec le fils du chef et lui expliquerai que nous n'étions pour rien dans la triste disparition de son père.

Mes propos avaient mis Éric en colère et montraient à quel point j'étais ignorant de la gravité de la situation. Nous n'étions pas à Londres, vociféra-t-il, la colère des villageois ne s'apaiserait pas autour d'une tasse de thé. Le fils du chef voudrait un coupable et il ne donnait pas longtemps avant que le campement fasse l'objet de représailles.

– Il faut vous mettre tous les deux à l'abri, dit Éric. Vous devez partir.

Keira se leva et s'excusa auprès de ses collègues, elle ne se sentait pas bien. En passant devant moi elle me pria d'aller dormir ailleurs, elle avait besoin de rester seule. Je quittai l'assemblée pour la suivre.

– Tu peux être fier de toi, tu viens de tout foutre en l'air, me dit-elle sans ralentir le pas.

– Mais bon sang, Keira, ce n'est pas moi qui ai tué ce vieillard !

– Nous ne pouvons même pas expliquer aux siens de quoi il est mort et je vais devoir abandonner mes fouilles pour éviter un carnage général. Tu as ruiné mon travail, mes espoirs, je viens de perdre toute légitimité et Éric doit se réjouir de prendre ma succession. Si je ne t'avais pas accompagné sur ton île maudite, rien de tout cela ne serait arrivé. Tu as raison, ce n'est pas de ta faute mais de la mienne !

– Mais enfin, qu'est-ce que vous avez tous ?! Pourquoi se comporter en coupables ? Cet homme est mort de vieillesse, il voulait voir son lac une dernière fois et nous lui avons offert de réaliser une de ses dernières volontés. Je vais retourner au village, dès ce soir, et j'irai m'entretenir avec eux.

– En quelle langue ? Tu parles le mursi maintenant ?

Confronté à mon impuissance, je me tus.

– Demain matin, je te reconduirai à l'aéroport, je resterai une semaine à Addis-Abeba, en espérant que les choses se calment ici ; nous partirons au lever du jour.

Keira entra dans sa tente, sans même un bonsoir.

Je n'avais aucune envie de rejoindre le groupe. Les archéologues continuaient de débattre de leur sort, autour du feu de camp. Les bribes de conversations qui me parvenaient me prouvaient que Keira avait deviné ce qui se passerait, Éric affirmait déjà son autorité auprès des autres. Quelle place retrouverait-elle à son retour ? Je suis allé m'asseoir sur la colline pour regarder le fleuve. Tout était si calme. Je me sentais seul et responsable de ce qui arrivait.

Une heure s'était écoulée, j'entendis des pas derrière moi. Keira s'assit à mes côtés.

– Je n'arrive pas à me calmer. J'ai tout perdu ce soir, je n'ai plus de boulot, plus de crédibilité, plus d'avenir, tout s'est envolé. Le Shamal m'a chassée d'ici une première fois, et toi, Adrian, tu auras été comme une deuxième tempête.

J'ai remarqué que, généralement, lorsqu'une femme vous appelle par votre prénom au beau milieu d'une conversation, c'est qu'elle a quelque chose à vous reprocher.

– Tu crois au destin, Keira ?

– Oh, je t'en prie, pas maintenant, tu vas sortir de ta poche un jeu de tarots et me tirer les cartes ?

– Moi, je n'y ai jamais cru, j'ai même détesté la seule idée qu'il existe une destinée ; parce que ce serait nier notre libre arbitre, la possibilité que nous avons de faire des choix et de décider de notre futur.

– Je ne suis pas vraiment en état d'écouter ta philosophie à deux balles.

– Je ne crois pas au destin mais je me suis toujours interrogé sur le hasard. Si tu savais le nombre de découvertes qui ne se seraient pas faites sans son petit coup de pouce.

– J'ai de l'aspirine si tu veux, Adrian.

– Tu es ici parce que tu rêves de trouver la trace du premier des humains, c'est bien cela ? Je t'ai posé la question hier et tu as éludé la réponse. Dans tes rêves les plus fous, quel âge aurait cet homme zéro ?