Je crois que Keira me répondit plus par dépit que par conviction.
– Si le premier humain avait quinze ou seize millions d'années, je ne serais pas plus étonnée que cela, me dit-elle.
– Et si je te faisais gagner trois cent quatre-vingt-cinq millions d'années, d'un coup d'un seul, qu'en dirais-tu ?
– Que tu as pris trop de soleil aujourd'hui.
– Alors laisse-moi formuler cela autrement. Ce pendentif impossible à dater et dont nous ne connaissons pas la composition, crois-tu encore qu'il soit juste un accident de la nature ?
J'avais fait mouche, Keira me regardait fixement et je vis sur son visage une expression qui me surprit.
– Ce fameux soir d'orage, quand ces millions de points lumineux sont apparus à la faveur d'un éclair, ce que tu as vu sur le mur était en réalité la nébuleuse du Pélican, un berceau d'étoiles situé entre deux galaxies.
– Vraiment ? demanda Keira étonnée.
– Oui, vraiment, et ce n'est pas tout. Ce bout de ciel projeté par ton pendentif n'est pas identique à celui que tu vois au-dessus de nous. Celui-là remonte à quatre cents millions d'années. À quoi cela correspond-il dans ton échelle géologique ? lui demandai-je.
– À l'apparition de la vie sur terre, me répondit-elle, abasourdie.
– J'ai de bonnes raisons de croire qu'il existe d'autres objets identiques à celui que tu portes autour du cou. S'ils ont tous à peu près la même taille, et si mes calculs sont exacts, alors il en faudrait quatre autres pour projeter un ciel complet. Drôle de puzzle, non ?
– Il est impossible qu'une carte du ciel ait été établie il y a quatre cents millions d'années, Adrian !
– Tu me disais toi-même qu'il y a encore vingt ans, tout le monde croyait que le plus vieux de nos ancêtres avait seulement trois millions d'années. Imagine un instant que nous réunissions tous les fragments manquants, et je ne sais pas encore comment, mais que nous prouvions qu'il y a quatre cents millions d'années une carte du ciel fut façonnée avec une précision digne de moyens d'observation que nous ne pouvons même pas supposer, quelles conclusions en tirerais-tu ?
Keira resta sans voix face à la portée d'une telle découverte.
Je n'aurais jamais pensé que la mort d'un vieil homme la forcerait à quitter ses fouilles, mais j'avais espéré depuis mon départ de Londres la convaincre de me suivre.
Nous sommes restés tous les deux silencieux, à scruter le ciel, jusque tard dans la nuit.
Nous nous accordâmes quelques heures de sommeil et fîmes nos adieux au campement dès l'aube. Toute l'équipe se réunit autour du 4 × 4 pour nous dire au revoir. Ainsi qu'il avait été convenu, Keira me déposerait à l'aéroport d'Addis-Abeba, elle resterait en ville le temps que les esprits s'apaisent. Éric dirigerait les recherches pendant son absence. Elle l'appellerait régulièrement en guettant le signal du retour.
Au cours du voyage qui dura deux jours, nous n'avons cessé de nous interroger sur le mystérieux pendentif. Quel était le sens de sa présence dans cet ancien volcan au centre du lac Turkana ? Quelqu'un l'avait-il volontairement laissé à cet endroit, pourquoi, et, surtout, quand ?
Nous savions chacun qu'il en existait au moins un autre exemplaire aux propriétés similaires, même si nous n'en avions pas parlé. Cinq fragments devaient s'assembler pour former un ciel complet. Mais la question qui nous hantait désormais, était de savoir où ils se trouvaient et comment nous pourrions mettre la main dessus.
Il y a encore quelques mois, alors que je vivais sur le plateau d'Atacama, je n'aurais jamais imaginé devoir unir mes compétences d'astrophysicien à celles d'une paléontologue, en quête d'une découverte improbable.
Nous entamions notre deuxième journée de route quand Keira se souvint d'un article qu'elle avait lu dans une revue quelques années plus tôt. C'est à ce vague souvenir que nous devons le périple qui nous attendait. Avons-nous ensuite agi par instinct scientifique, suivi un pressentiment ? Je suis bien incapable de le dire. Mais tout commença quand Keira me demanda si j'avais déjà entendu parler d'un objet datant de l'âge de bronze ressemblant à un astrolabe et qui avait été découvert en Allemagne. Tout astronome digne de ce nom connaissait l'existence du disque de Nebra. Des fouilleurs clandestins l'avaient mis au jour en Haute-Saxe à la fin du vingtième siècle. L'objet pesait environ deux kilos, il avait la forme d'un bouclier circulaire de trente centimètres de diamètre, sur lequel se détachaient, en plaques d'or incrustées, un croissant de lune et des points que l'on devinait être des corps célestes. Sa constitution était si incroyable que les archéologues pensèrent d'abord à l'œuvre d'un faussaire. Mais une datation rigoureuse finit par confirmer qu'il avait bien trois mille six cents ans. Quelques épées et ornements trouvés au même endroit avérèrent son authenticité. Outre son âge, le disque de Nebra avait deux particularités pour le moins singulières. Les points qui figuraient sur le disque ressemblaient aux Pléiades, une série d'étoiles qui apparurent dans le ciel de l'Europe à cette époque. La seconde particularité était la présence sur le côté droit d'un arc de 82°. Quatre-vingt-deux degrés correspondant exactement à l'écart entre le point où le soleil se levait à Nebra au moment du solstice d'été et celui où il se levait au moment du solstice d'hiver. Quant à la fonction du disque, plusieurs hypothèses avaient été émises : il pouvait avoir été destiné à l'agriculture, le solstice d'été annonçait le début des semences, l'apparition des Pléiades dans le ciel, les moissons. Autre possibilité, le disque de Nebra était un outil d'enseignement et de transmission de la connaissance astronomique ; dans les deux cas, il attestait que le savoir de l'homme en la matière était infiniment plus avancé à cette époque que nous le supposions.
Le disque de Nebra était la plus ancienne représentation du ciel connue à ce jour ; tout du moins jusqu'à ce que le pendentif que Keira caressait entre ses doigts apparaisse sur l'île centrale du lac de Turkana...
– Quel lien pourrait-il y avoir entre le disque de Nebra et mon pendentif ?
– Je n'en sais rien, mais je pense que cela vaut le coup d'aller faire un petit tour en Allemagne, répondis-je joyeusement.
Plus nous nous rapprochions de la capitale et plus je sentais Keira se fermer. Était-ce la possibilité d'une découverte majeure qui m'empêchait de ressentir la fatigue du voyage ou l'idée que je réussirais à convaincre Keira d'entreprendre ces recherches avec moi ? Hélas, l'excitation qui m'animait ne semblait pas partagée ; chaque fois qu'un panneau annonçait la distance nous séparant d'Addis-Abeba, Keira redevenait songeuse et se perdait dans ses pensées.
Cent fois, je me suis abstenu de l'interroger et, cent fois, suis retourné à ma solitude, me contentant de suivre la route.
Nous avions garé le 4 × 4 sur le parking de l'aéroport, Keira m'avait suivi dans le terminal. Un vol pour Francfort partait le lendemain. Au comptoir de la compagnie aérienne, j'avais acheté deux billets, mais Keira m'entraîna à l'écart.
– Je ne pars pas avec toi, Adrian.
Sa vie se trouvait ici, disait-elle et elle n'était pas prête à un tel renoncement. Dans quelques semaines, un mois au plus, le calme serait revenu dans la vallée, elle retournerait à son travail.
J'avais beau arguer que la découverte que nous ferions peut-être un jour ensemble relevait du merveilleux, elle me répétait que cette quête était la mienne et non la sienne. Je compris au ton de sa voix qu'elle était résolue, qu'il ne me servait à rien d'insister.
Il nous restait une soirée à passer à Addis-Abeba avant mon départ, je lui demandai une ultime faveur, nous trouver un restaurant digne de ce nom ; un endroit d'où je ne ressortirais pas l'estomac à l'envers.