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De toutes mes forces je voulais nier ce scénario catastrophique auquel pourtant Walter adhérait.

– La police scientifique établira très vite que le coup de feu a été tiré depuis l'extérieur, nous n'avons aucune raison d'être inquiétés, insistai-je en vain.

Walter faisait les cent pas, la mine renfrognée. Il se dirigea vers la console où je rangeais les bouteilles d'alcool et se servit un double scotch.

– Keira a énuméré toutes les raisons qui feront de vous des coupables idéaux. De ceux dont les autorités pourraient se satisfaire, afin de boucler rapidement une enquête dont l'issue apaisera les esprits. La police pourrait être ravie d'annoncer au plus vite qu'elle a déjà interpellé les assassins du prêtre et, plus encore, que ceux-ci sont des Européens.

– Mais enfin pourquoi ? C'est absurde.

– Pour éviter l'embrasement du quartier dans lequel il vivait et prévenir toute émeute communautaire, répondit Keira avec bien plus de maturité politique que je n'en avais.

– Bon, ne voyons pas non plus tout en noir, reprit Walter, reste la possibilité que nous soyons innocentés de tout. Cela dit, ceux qui vont jusqu'à tuer un homme d'Église ne doivent pas être du genre à s'embarrasser de témoins ; je ne donne pas cher de notre peau, si nos visages apparaissent en couverture des tabloïds.

– Ça, c'est ce que vous appelez ne pas voir « tout en noir » ?

– Ah non, si vous voulez vraiment assombrir le tableau, je vous parlerai de nos carrières respectives. En ce qui concerne Keira, ajoutez à la mort du chef du village, celle de ce prêtre et je ne la vois pas de si tôt retourner travailler en Éthiopie. Quant à nous, Adrian, je vous laisse imaginer les réactions des membres du conseil à l'Académie si nous nous trouvions impliqués dans une affaire aussi macabre. Croyez-moi, la seule chose à faire est de tenter d'oublier tout ça et d'attendre le retour au calme.

Après ces dernières paroles de Walter, nous sommes restés tous les trois assis à nous regarder dans le plus grand silence. Les choses finiraient peut-être par s'apaiser, mais nous savions tous qu'aucun de nous n'oublierait cette terrible matinée. Il me suffisait de fermer les yeux pour revoir le regard de ce prêtre mourant dans mes bras, ce regard si paisible alors que la vie le quittait. Je me remémorai ses dernières paroles : « Les pyramides cachées, la connaissance, l'autre texte. Si un jour vous le trouvez, alors laissez-le dormir, je vous en prie. »

*

*     *

– Adrian, tu parles dans ton sommeil.

Je sursautai et me redressai dans le lit.

– Je suis désolée, murmura Keira, je ne voulais pas te faire peur.

– C'est moi qui suis désolé, je devais faire un cauchemar.

– Tu as de la chance, au moins tu dormais, je n'arrive pas à fermer l'œil.

– Tu aurais dû me réveiller plus tôt.

– J'aimais te regarder.

La pièce baignait dans une semi-pénombre, il faisait trop chaud dans cette chambre ; je me levai pour ouvrir la fenêtre. Keira me suivit du regard. La clarté de la nuit dévoilait les formes de son corps, elle repoussa le drap et me sourit.

– Viens te recoucher, me dit-elle.

Sa peau avait le goût du sel, elle prenait à la pliure des seins un parfum d'ambre et de caramel ; son nombril était si finement creusé que j'aimais y promener mes lèvres ; mes doigts effleurèrent son ventre, j'en embrassais la moiteur. Keira resserra ses jambes autour de mes épaules, ses pieds caressaient mon dos. Elle posa une main sur mon menton pour me guider jusqu'à sa bouche. Par la fenêtre, on entendait un étourneau ; l'oiseau semblait accorder son chant aux rythmes de nos souffles. Quand il se taisait, la respiration de Keira s'arrêtait ; ses bras s'arrachaient aux miens, et elle repoussait mon corps pour s'y raccrocher aussitôt.

Le souvenir de cette nuit me hante encore, comme celui d'un moment d'intimité où nous chassions la mort ; je savais déjà qu'aucune autre compagne ne m'offrirait semblable étreinte, et cette pensée me fit peur.

Le jour se levait dans la rue calme ; nue, Keira avança jusqu'à la fenêtre.

– Nous devrions quitter Londres, me dit-elle.

– Pour aller où ?

– Là où la campagne s'abîme dans la mer, au bout de la Cornouailles, connais-tu St. Mawes ?

Je ne m'y étais jamais rendu.

– Cette nuit, tu disais des choses étranges en dormant, reprit-elle.

– Je rêvais aux derniers mots que le prêtre m'a dits avant de partir.

– Il n'est pas parti, il est mort ! Pas plus que mon père n'est parti pour un long voyage, comme le disait ce pasteur qui célébrait la messe de funérailles. Mourir est le mot juste, il n'est nulle part ailleurs que dans sa tombe.

– Enfant, je croyais que chaque étoile était une âme qui brillait dans le ciel.

– Depuis la nuit des temps, cela ferait beaucoup d'étoiles dans ton ciel.

– Il y en a des centaines de milliards, bien plus que la planète n'a jamais compté d'habitants.

– Alors qui sait ? Mais je crois que je m'emmerderais drôlement à clignoter dans la froideur de l'espace.

– C'est une façon de voir les choses. Je ne sais pas ce qui nous attend après, je n'y pense pas souvent.

– Moi, sans cesse. Cela doit être inhérent à mon métier. Chaque fois que je déterre un ossement, je m'interroge. J'ai du mal à accepter que la seule chose qui subsiste de toute une existence soit un bout de fémur ou une molaire.

– Ce ne sont pas seulement des ossements qui restent de nous, Keira, mais le souvenir de ce que nous avons été. Chaque fois que je pense à mon père, chaque fois que je rêve de lui, je l'arrache à la mort, comme quelqu'un que l'on tire du sommeil.

– Alors le mien doit en avoir assez, dit Keira, je ne le laisse pas dormir souvent.

Keira avait envie de se rendre en Cornouailles, nous quittâmes la maison sur la pointe des pieds. Nous avions laissé un mot à Walter qui dormait profondément dans le salon, lui promettant de revenir très vite. Ma vieille voiture nous attendait dans son garage, elle démarra au quart de tour ; à midi, nous roulions à travers la campagne anglaise, toutes vitres ouvertes. Keira chantait à tue-tête, réussissant l'incroyable exploit de couvrir le bruit du vent qui sifflait dans l'habitacle.

À treize kilomètres de Salisbury nous aperçûmes au loin les monolithes de Stonehenge dont les silhouettes épaisses se découpaient sur la ligne d'horizon.

– Tu l'as déjà visité ? demandai-je à Keira.

– Et toi ?

J'ai des amis parisiens qui n'ont jamais mis les pieds sur la tour Eiffel, d'autres, new-yorkais, qui ne sont jamais montés en haut de l'Empire State Building, je suis anglais et j'avouai ne m'être jamais rendu sur ce site que viennent pourtant visiter des touristes du monde entier.

– Si cela peut te rassurer, moi aussi j'ai fait l'impasse, me confia Keira. Si on y allait ?

Je savais que l'accès à ce monument vieux de plus de quatre mille ans était fortement réglementé. Aux heures d'ouverture, les visiteurs se promènent le long d'un chemin balisé, avançant au rythme imposé par les roulements d'un sifflet dans lequel s'époumone vaillamment un guide, il leur est strictement interdit de s'en écarter. Je doutais fort que nous ayons le droit de nous y balader librement, même à la tombée du jour.

– Tu viens de le dire, la nuit ne va pas tarder à tomber, le soleil sera couché d'ici une heure et je ne vois pas une âme qui vive aux alentours, reprit Keira, que l'interdit semblait amuser plus que tout.

Après les moments pénibles que nous avions vécus la veille, nous avions bien le droit de nous distraire un peu. On ne se fait pas tirer dessus tous les jours. Je donnai un coup de volant et m'engageai sur le petit chemin qui rejoignait le promontoire où se dressaient les monolithes. Une haie de fils de fer interdisait d'aller plus loin. Je coupai le moteur, Keira descendit de la voiture et avança sur le parking désert.