Isabel Marquez s'interposa entre Sir Ashton et Lorenzo.
– Nous ne sommes pas réunis ici pour nous disputer mais pour nous accorder sur la marche à suivre. Attendons que tout le monde soit présent et tâchons d'œuvrer ensemble. Nous avons de graves décisions à prendre.
– Cette réunion était inutile, nous savons très bien quelles sont les décisions à prendre, grogna Sir Ashton.
– Tout le monde ne partage pas cet avis, Sir Ashton, déclara la femme qui venait d'entrer dans la salle de réunion.
– Bienvenue parmi nous, Rio !
Isabel se leva pour accueillir son invitée.
– Moscou n'est pas avec vous ?
– Je suis là, dit Vassily en entrant à son tour.
– Nous n'allons pas attendre indéfiniment les absents, commençons ! reprit Sir Ashton.
– Si vous voulez, mais nous ne voterons aucune décision sans que cette assemblée soit au complet, répondit Madrid.
Sir Ashton s'assit au bout de la table à la droite de Lorenzo, Vassily avait pris place à sa gauche, Paris occupait le fauteuil suivant, Vackeers se trouvait en face de lui ; dans la demi-heure qui suivit, Berlin, Boston, Pékin, Le Caire, Tel-Aviv, Athènes et Istanbul les rejoignirent ; la cellule était au complet.
Isabel commença par remercier chacun de ceux qui étaient présents ce soir-là. La situation était suffisamment grave pour justifier cette convocation. Certains avaient déjà eu dans le passé à siéger ensemble pour débattre du même dossier, d'autres comme Rio, Tel-Aviv ou Athènes, remplaçaient leur prédécesseur.
– Des initiatives individuelles ont mal tourné. Nous ne pourrons piloter nos deux chercheurs que par une coopération et une communication sans faille.
Athènes protesta ; l'incident d'Héraklion était imprévisible. Lorenzo et Sir Ashton se regardèrent sans faire de commentaire.
– Je ne vois pas en quoi cette mission s'est soldée par un échec, affirma Moscou. À Nebra, il n'était pas question de les éliminer, mais de leur faire peur.
– Pourriez-vous tous revenir au problème qui nous réunit, demanda Isabel. Nous savons désormais que les théories de l'un de nos confrères, dont l'entêtement à vouloir nous convaincre lui valut, en d'autres temps, d'être mis à l'écart, n'étaient probablement pas aussi absurdes que nous le pensions, poursuivit-elle.
– Nous préférions tous croire qu'il se trompait, parce que cela nous arrangeait bien ! lâcha Berlin. Si nous ne lui avions pas refusé les crédits qu'il réclamait à l'époque, nous n'en serions pas là aujourd'hui. Tout serait sous contrôle.
– Ce n'est pas parce qu'un autre fragment a surgi de je ne sais où, que ce vieux fou d'Ivory a raison sur tout, s'exclama Sir Ashton.
– Quoi qu'il en soit, Sir Ashton, s'emporta Rio, personne ne vous avait autorisé à attenter à la vie de ce scientifique.
– Depuis quand faut-il demander une permission pour agir sur son propre territoire et de surcroît à l'encontre de l'un de ses ressortissants ? Serait-ce une nouvelle règle communautaire qui m'aurait échappé ? Que nos amis allemands fassent appel à Moscou pour intervenir chez eux, après tout, voilà qui les regarde, mais ne venez pas me donner de leçon chez moi.
– Arrêtez, je vous en prie ! cria Isabel.
Athènes se leva et toisa l'assemblée.
– Cessons de faire semblant et gagnons du temps. Nous savons désormais qu'il n'existe pas un, mais au moins deux fragments identiques et probablement complémentaires. De toute évidence, n'en déplaise à Sir Ashton, Ivory avait vu juste. Nous ne pouvons plus ignorer maintenant qu'il puisse exister d'autres fragments, mais nous ne savons pas où. La situation est la suivante : nous concevons aisément le danger encouru si ces objets venaient à être réunis et si la population prenait connaissance de ce qu'ils peuvent révéler. En revanche, ils peuvent encore nous apprendre beaucoup de choses. Nous avons aujourd'hui sous la main un couple de scientifiques qui semblent, je dis bien semblent, sur la piste des autres fragments. Espérons qu'en dépit de certaines initiatives regrettables, ils ne se doutent pas que nous les surveillons. Nous pouvons les laisser poursuivre leurs recherches, cela ne nous coûtera rien. S'ils réussissent, il nous suffira de les intercepter le moment voulu et de récupérer leur travail. Sommes-nous prêts à prendre le risque éventuel qu'ils nous échappent, ce qui est peu probable si nous coordonnons nos moyens ainsi que le suggère Madrid, ou préférons-nous comme le souhaite Sir Ashton, mettre un terme immédiat à leur soif de découverte ? Nous ne parlons pas simplement de l'assassinat de deux éminents scientifiques. Préférons-nous rester dans l'ignorance de peur que ce qu'ils trouvent remette en cause un certain ordre du monde ? Choisirons-nous d'être dans le camp de ceux qui voulaient brûler Galilée ?
– Les travaux de Galilée ou Copernic n'eurent aucune conséquence comparable à celles que pourraient provoquer les découvertes de votre astrophysicien et son amie archéologue, rétorqua Pékin.
– Aucun de vous n'est en mesure d'y faire face, pas plus que d'y préparer son pays. Nous devons dissuader ces chercheurs dans les plus brefs délais, quels que soient les moyens à mettre en œuvre pour cela, récusa Sir Ashton.
– Athènes a émis un point de vue raisonnable que nous devons considérer. Depuis trente ans que nous est apparu ce premier fragment, nous nous nourrissons de suppositions. Dois-je rappeler que nous avons longtemps cru qu'il était unique ? Ensemble, cet astrophysicien et cette archéologue ont des chances incomparables d'aboutir à quelque chose de probant. Jamais nous n'aurions eu l'idée de réunir deux personnalités dont les compétences respectives aussi éloignées s'avèrent si complémentaires. L'idée de les laisser poursuivre leurs recherches, sous haute surveillance, me paraît plus que judicieuse. Nous ne serons pas là éternellement ; si nous nous débarrassons d'eux, puisque c'est de cela dont nous débattons ce soir, que ferons-nous ensuite ? Attendre que surgissent d'autres fragments ? Et quand bien même cela se produirait dans un siècle ou deux, qu'est-ce que cela changerait dans le fond ? N'avez-vous pas envie d'appartenir à la génération qui connaîtra enfin la vérité ? Laissons-les faire, nous interviendrons le moment venu, proposa Rio.
– Je crois que tout est dit, votons maintenant pour l'une ou l'autre des motions, conclut Isabel.
– Pardonnez-moi, intervint Pékin. Quelles sont les garanties que nous nous accordons les uns aux autres ?
– Que voulez-vous dire ?
– Qui d'entre nous jugera que le moment est venu d'intercepter nos deux scientifiques ? Admettons qu'Ivory ait vu juste jusqu'au bout, qu'il y ait bien cinq ou six fragments, qui en sera le gardien quand ils seront réunis ?
– C'est une bonne question, je pense qu'elle mérite d'être débattue, approuva Le Caire.
– Nous ne nous mettrons jamais d'accord, vous le savez tous pertinemment, protesta Sir Ashton, raison de plus pour ne pas nous engager dans cette aventure irresponsable.
– Bien au contraire. Pour une fois nous serons tous liés, reprit Tel-Aviv, que l'un trahisse et nous devrons affronter ensemble la même catastrophe. Si l'énigme résolue par la réunification des fragments venait à éclater au grand jour, le problème serait le même dans chacun de nos pays, nos équilibres et nos intérêts pareillement compromis, y compris pour celui qui aurait rompu le pacte.
– Je connais un moyen de nous protéger de cela.
Tous les regards de l'assemblée se tournèrent vers Vackeers.
– Une fois que nous aurons en main la preuve de ce que nous supposons tous, je propose que chacun des fragments soit à nouveau dispersé. Un par continent, de cette façon, nous saurons qu'ils ne pourront jamais plus être réunis.
Isabel reprit la parole.
– Nous devons voter, que décidez-vous ?