– Sir Ashton a fait abattre un prêtre à Londres, un accident.
Le cavalier blanc permuta de G1 en F3.
– Un accident ? Ils ont assassiné un prêtre par accident ?
Un pion noir glissa de D7 en D6.
– Votre astrophysicien était la véritable cible.
Reine blanche de D1 en D2.
– Quelle action déplorable, je parle de Sir Ashton, pas de votre dernier coup, quoique !
Le fou noir glissa de C8 en E6.
– Je crains que notre ami anglais n'accepte pas la résolution prise à Madrid. Je le soupçonne de vouloir agir seul dans son coin.
Le fou blanc s'empara de son cousin noir.
– Il s'opposerait à la volonté du groupe ? Voilà qui est assez grave. Je fus mis à la retraite pour bien moins. Pourquoi êtes-vous venu me dire cela ? C'est avec les autres que vous auriez dû partager vos inquiétudes !
Le pion noir mangea le fou blanc qui s'était aventuré imprudemment en E6.
– Ce ne sont là que des suppositions, je ne peux pas accuser ouvertement Sir Ashton, sans preuve. Mais si nous attendons d'avoir des éléments à charge contre lui, j'ai bien peur qu'il soit trop tard pour votre jeune amie. Vous ai-je dit que Sir Ashton voulait l'éliminer elle aussi ?
Roque du roi blanc et de la tour.
– J'ai toujours détesté son arrogance. Qu'attendez-vous de moi, Vackeers ?
Pion noir de G7 en G5.
– Je n'aime pas ce froid qui s'est installé entre nous. Je vous l'ai dit, nos parties d'échecs me manquent.
Vackeers avança un pion blanc de H2 en H3.
– Cette partie que nous sommes en train de jouer n'est pas la nôtre, vous le savez et vous savez aussi comment elle se termine. Ce n'est pas tant que vous m'ayez tenu à l'écart à Amsterdam qui m'a blessé, c'est que vous ayez imaginé que je ne me rendrais pas compte de votre double jeu.
Le cavalier noir quitta B8 et se déplaça de trois cases pour atterrir en D7.
– Vous tirez des conclusions trop hâtives, mon ami, sans moi, nous ne serions pas aussi bien informés.
Le cavalier blanc se replia de F3 en H2.
– Si nos deux scientifiques se trouvent dans la ligne de mire de Sir Ashton, il faut les protéger. Ce ne sera pas facile, surtout en Angleterre. Il faut les inciter à partir au plus vite, reprit Ivory en avançant d'H6 en H5 le pion noir qui gardait la seconde tour.
– Après ce qu'ils viennent de vivre, il ne sera pas aisé de les faire sortir de leur tanière.
Vackeers avança son pion blanc de G2 en G3.
– Je connais un moyen de leur faire quitter Londres, dit Ivory en déplaçant son roi d'une case.
– Comment comptez-vous procéder ?
À son tour, le roi blanc avança d'une case.
Le pion noir en D6 passa à l'attaque en D5. Ivory regarda fixement Vackeers.
– Vous ne m'avez toujours pas dit ce qui vous a fait changer d'avis. Il y a peu, vous auriez tout fait pour les empêcher d'aller plus loin.
– Pas au point de tuer deux innocents, Ivory ; ce ne sont pas mes méthodes.
Pion blanc de F2 en F3.
– Épargner deux vies n'est pas ce qui vous motive, Vackeers, je veux vous entendre m'avouer ce que vous avez véritablement sur le cœur.
Repli du cavalier noir de D7 en F8.
– Je suis comme vous, Ivory, je vieillis, et je veux savoir. L'envie de comprendre est enfin devenue plus forte que la peur. Hier au cours de cette réunion, Rio a demandé si nous voulions être de ceux qui connaîtront la vérité ou si nous choisirions de la laisser aux générations à venir. Rio n'a pas tort, la vérité finira bien par éclater, demain ou dans cent ans, qu'est-ce que cela change ? Je ne me vois pas finir mes jours dans l'habit d'un vieil inquisiteur, confia Vackeers.
Le cavalier blanc se replia de C3 en E2. Le cavalier noir repartit à l'assaut de l'échiquier et vint se placer à côté de sa reine. Vackeers avança un pion blanc de C2 en C3.
– Si vous connaissez vraiment le moyen de protéger cet astrophysicien et son amie archéologue, alors faites-le, Ivory, mais agissez maintenant.
La tour noir glissa d'A8 en G8.
– Elle s'appelle Keira.
Vackeers avança un pion de D3 en D4. Le fou noir recula de C5 en B6. Un pion blanc mangea un pion noir en E5. La reine noire le vengea aussitôt, détruisant celui qui s'était aventuré trop près d'elle. Vingt-trois coups se jouèrent ainsi sans que ni Ivory ni Vackeers se parlent.
– Si vous êtes enfin prêt à admettre le bien-fondé de mes théories, si vous acceptez de faire ce que je vous dis, alors ensemble, nous avons peut-être une chance de contrecarrer les plans de cet imbécile de Sir Ashton.
Ivory souleva sa tour et la reposa en H4.
– Vous êtes échec et mat Vackeers, mais vous le saviez dès le cinquième coup.
Ivory se leva et alla chercher dans un tiroir de son secrétaire le texte en guèze, dont il avait achevé la traduction tard dans la nuit.
*
* *
Londres
Keira n'avait pas quitté la bibliothèque de l'Académie. Nous étions venus la rechercher pour l'emmener dîner, mais elle souhaitait que nous la laissions finir ses lectures seule. C'est à peine si elle daigna lever la tête lorsqu'elle nous chassa d'un geste de la main.
– Dînez entre garçons, j'ai du travail, allez, fichez-moi le camp.
Walter eut beau lui dire que c'était l'heure de fermeture, elle ne voulait rien entendre ; il fallut que mon collègue sollicite la bienveillance du veilleur de nuit pour que Keira reste étudier autant de temps qu'elle le voulait. Elle promit de me rejoindre chez moi un peu plus tard.
À 5 heures du matin, elle n'était toujours pas là. Je me relevai et pris ma voiture, inquiet.
Le hall de l'Académie était désert. Le gardien dormait dans sa guérite. Il sursauta en me voyant.
Keira n'avait pas pu sortir de l'établissement, les portes d'accès étaient verrouillées et sans un passe, elle n'aurait pas pu les ouvrir.
J'accélérai le pas dans le corridor qui menait à la grande bibliothèque, le gardien me suivit.
Keira ne remarqua même pas ma présence ; depuis les portes vitrées, je la regardai, absorbée dans sa lecture. De temps en temps, elle annotait un cahier. Je toussotai pour annoncer ma présence, elle me regarda et sourit.
– Il est tard ? demanda-t-elle en s'étirant.
– Ou tôt, c'est selon. Le jour se lève.
– Je crois que j'ai très faim, dit-elle en refermant son ouvrage.
Elle rangea ses notes, remit le livre à sa place dans un rayonnage et, s'accrochant à mon bras, me demanda si je voulais bien l'emmener prendre un petit déjeuner.
Traverser la ville dans le silence des premières heures du matin est féerique. Nous croisâmes la camionnette d'un laitier qui débutait sa tournée ; à Londres, tout n'avait pas encore changé.
Je me garai dans Primrose Hill. Le rideau de fer d'un salon de thé venait de se lever et la patronne installait ses premières tables en terrasse. Elle accepta de nous servir.
– Qu'est-ce qu'il avait de si captivant, ce livre, pour t'occuper ainsi toute la nuit ?
– Je me suis souvenue que le prêtre ne t'avait pas parlé de pyramides à découvrir, mais de pyramides cachées, ce n'est pas la même chose. Cela m'a intriguée et j'ai consulté plusieurs ouvrages à ce sujet.
– Pardonne-moi, mais la différence m'échappe.
– Il y a trois endroits dans le monde où seraient cachées des pyramides. En Amérique centrale, certains temples furent découverts et aussitôt oubliés, la nature les recouvre à nouveau ; en Bosnie, des images satellites ont révélé la présence de pyramides, on ne sait toujours pas qui les a construites, ni pour quelles raisons ; et en Chine, là c'est une tout autre histoire.
– Il y a des pyramides en Chine ?