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De temps à autre, tante Elena vient nous rendre visite. La maison est plutôt vide et les voisins se font discrets. Quelquefois, Kalibanos passe sur le chemin qui longe la propriété, pour voir son âne, dit-il, mais je sais que ce n'est pas vrai. Nous nous asseyons sur un banc et ensemble nous regardons la mer. Lui aussi a aimé, c'était il y a longtemps. Ce n'est pas une rivière de Chine qui a emporté sa femme, juste une maladie, mais la douleur que nous partageons est la même et j'entends dans ses silences qu'il l'aime encore.

Demain Walter arrivera de Londres, il m'appelle chaque semaine depuis que je suis ici. Je n'ai pas pu retourner à Londres. Marcher dans ma ruelle où les pas de Keira résonnent encore, pousser la porte de la maison, celle de la chambre où nous avons dormi, est au-dessus de mes forces. Keira avait raison, le plus petit détail réveille la douleur.

Keira était une femme éblouissante, décidée, parfois têtue, elle dévorait la vie avec un appétit sans pareil. Elle aimait son métier et respectait ceux qui travaillaient avec elle. Elle avait un instinct infaillible et une très grande humilité. Elle a été mon amie, mon amante, la femme que j'ai aimée. J'ai compté les jours que nous avons passés ensemble, même s'ils sont peu nombreux, je sais qu'ils suffiront à remplir le reste de ma vie, je voudrais maintenant que le temps passe très vite.

Lorsque vient la nuit, je regarde le ciel et je le vois différemment. Peut-être qu'une nouvelle étoile est née dans une constellation lointaine. Je repartirai un jour à Atacama et je la trouverai dans la lentille de ce grand télescope, où qu'elle soit dans l'immensité du ciel je la trouverai et lui donnerai son nom.

Je t'écrirai cette liste mon amour, mais plus tard, car, pour cela, il me faudra ma vie entière.

Walter est arrivé par la navette de midi. Je suis allé le chercher au port. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et nous avons pleuré comme deux gamins. Tante Elena était sur le pas de la porte de son magasin, et, quand le cafetier d'à côté lui a demandé ce que nous avions tous deux, elle lui a répondu d'aller s'occuper de sa clientèle, même si la terrasse du café était déserte.

Walter n'avait rien oublié de la façon de monter sur un âne. En route, il n'est tombé que deux fois, et la première, ce n'était pas vraiment de sa faute ; quand nous sommes arrivés, maman l'a accueilli comme si un second fils entrait dans sa maison. Elle lui a soufflé à l'oreille, croyant que je n'entendais pas, qu'il aurait quand même pu lui dire plus tôt. Walter lui a demandé de quoi elle parlait. Elle a haussé les épaules et murmuré le prénom de Keira.

Walter est un drôle de bonhomme. Tante Elena est venue se joindre à notre table, au cours du dîner, il l'a tellement fait rire que j'ai fini par en sourire. Ce sourire-là a ravivé les couleurs de la vie sur le visage de ma mère. Elle s'est levée, sous prétexte de débarrasser la table et, en passant à ma hauteur, elle a caressé ma joue.

Le lendemain matin, et pour la première fois depuis la mort de mon père, elle m'a parlé de son chagrin. Elle aussi n'a pas fini d'écrire sa liste. Et puis, elle m'a dit cette phrase que je n'oublierai jamais. Perdre quelqu'un qu'on a aimé est terrible, mais le pire serait de ne pas l'avoir rencontré.

*

*     *

La nuit est tombée sur Hydra. Tante Elena dort dans la chambre d'amis, maman s'est retirée dans la sienne. J'ai préparé le canapé du salon pour Walter. Nous buvons un verre d'ouzo sur la terrasse.

Il me demande comment je vais et je lui réponds que je vais du mieux que je peux. Je suis en vie. Walter me dit combien il est heureux de me voir. Il me dit aussi qu'il a quelque chose pour moi, un colis envoyé à mon attention à l'Académie. Il vient de Chine.

C'est une grande boîte en carton, postée de Lingbao. Elle contient les affaires que nous avions laissées au monastère. Un pull que portait Keira, une brosse à cheveux, quelques affaires et deux pochettes de photos.

– Il y avait deux appareils jetables, me dit Walter d'une voix hésitante. J'ai pris la liberté de vous les faire développer. Je ne savais pas s'il fallait vous donner tout ceci maintenant, c'est peut-être trop tôt.

J'ai ouvert la première pochette. Keira m'avait prévenu, le plus petit détail ravive la douleur. Walter a eu la délicatesse de me laisser seul. Il est allé se coucher. J'ai passé une grande partie de la nuit à regarder ces souvenirs que Keira et moi aurions dû découvrir à notre retour à Londres. Parmi ces photos, il y avait celles de cette journée où nous nous étions baignés nus dans la Rivière Jaune.

Le lendemain, j'ai conduit Walter au port, j'avais apporté les photos avec moi. À la terrasse du café, je les lui ai montrées, il fallait que je lui raconte l'histoire de chacune d'elles. L'histoire que Keira et moi avions vécue, de Pékin jusqu'à l'île de Narcondam.

– Ainsi vous avez fini par trouver ce deuxième fragment.

– Le troisième, lui répondis-je. Ceux qui ont assassiné Keira en possèdent un aussi.

– Ce n'est peut-être pas eux qui ont provoqué cet accident ?

J'ai pris l'objet dans ma poche et le lui ai présenté.

– Quelle incroyable chose, a-t-il murmuré. Quand vous trouverez le courage de rentrer à Londres, il faudra l'étudier.

– Non, cela ne servirait plus à rien, il en manquera toujours un, il repose au fond d'une rivière.

Walter reprit la pochette de photos et les regarda une à une en y portant la plus grande attention. Il en posa deux, côte à côte sur la table et m'adressa une étrange question.

Sur les deux clichés, Keira se baignait, je reconnaissais l'endroit. Sur l'une des photographies, me fit-il remarquer, l'ombre des arbres qui bordent la rivière s'allongeait à droite, sur l'autre, elle se trouvait à gauche. Sur la première, le visage de Keira était intact, sur la seconde, elle avait une grande cicatrice au front. Mon cœur s'est arrêté.

– Vous m'aviez bien dit que la voiture avait été emportée par le fleuve et que l'on n'avait pas retrouvé son corps, n'est-ce pas ? Alors, je ne veux pas éveiller en vous des espoirs qui se révéleraient cruels, mais je crois néanmoins que vous devriez repartir au plus tôt en Chine, me souffla Walter.

J'ai fait ma valise le matin même. La navette d'Athènes partait à midi, et nous avons réussi à l'attraper juste à temps. J'avais trouvé un vol qui reliait Pékin en fin de journée. Je partais vers la Chine, Walter rentrait à Londres, nos départs étaient presque à la même heure.

À l'aéroport, il me fit promettre de l'appeler dès que j'en saurais plus.

Alors que nous nous disions au revoir dans la coursive, il chercha sa carte d'embarquement. Il fouillait ses poches et me regarda avec un drôle d'air.

– Ah, me dit-il, j'allais oublier. Un coursier a déposé ceci pour vous à l'Académie. Décidément, j'aurai joué au facteur jusqu'au bout. Cela vous fera de la lecture en vol.