À l'écran, l'échantillon commençait à rougeoyer. La mesure thermique révélait une élévation de température incroyablement rapide. En se recoiffant, Denker prit le temps de se tourner vers son agresseur.
— Pourquoi ce geste désespéré ? Comment osez-vous perturber ce que nous vivons ?
— Je vais vous tuer.
— Ma famille est habituée à ce genre de menace. Ça n'a jamais marché. Il existe deux sortes de mort, monsieur Horwood. Celle que nous subissons et celle que nous infligeons. Nous nous efforçons de repousser la première en contrôlant la seconde. Tâchez d'y penser.
Il revint aux écrans. L'échantillon désormais rouge vif était en train de fondre sans qu'aucune autre forme de réaction se produise. Les indicateurs de radiation restaient à zéro. Karen reculait sur la passerelle mais elle n'avait pas la moindre échappatoire.
L'un des ingénieurs annonça :
— Absence de fission. La matière entre en fusion mais ne présente aucun signe de déstabilisation des atomes.
Denker eut un mouvement d'agacement.
— Passons à l'échantillon suivant. Le soleil ne sera plus là longtemps.
L'homme à la console fit pivoter les supports pour rompre l'alignement des pyramides et interrompre les faisceaux. Denker ordonna à Karen de placer le réactif suivant sur le socle. Maintenu par ses deux geôliers, Horwood n'avait plus aucune latitude de mouvement. Observant la scène du fond de la salle, le professeur semblait anesthésié par les événements.
Lorsque les faisceaux bombardèrent la nouvelle cible, Benjamin eut la sensation d'assister à une épouvantable séance de roulette russe. Denker était décidé à tester tous les spécimens de matière possibles pour tenter le diable. Pour chaque essai, le même suspense, le même danger. Les supports des pyramides tournaient comme des barillets. À chaque nouvelle substance exposée, le risque que le coup parte augmentait.
81
Au beau milieu de la nuit, Benjamin déboula dans la bibliothèque. À cette heure-là, la baie vitrée donnant sur l'océan n'était qu'un rectangle obscur dans lequel se reflétait l'ancienne casemate. La violence avec laquelle il referma la porte trahissait sa colère.
À l'approche d'Horwood, le professeur Wheelan, qui travaillait déjà à la grande table, sembla se replier sur lui-même. Sans oser regarder Ben dans les yeux, il demanda :
— Comment va-t-elle ?
— Qu'est-ce que ça peut vous faire ?
— Ses brûlures ne sont pas trop graves ?
— Sans les nuages, l'autre malade aurait continué ses satanés essais jusqu'à ce qu'elle en meure. Vous n'avez même pas levé le petit doigt pour tenter de l'en empêcher.
— Je n'en suis pas fier, mais à mon âge, que vouliez-vous que je fasse ?
— S'il était arrivé malheur à Karen, je vous en aurais tenu pour responsable autant que l'autre dégénéré.
— Je n'y suis pour rien ! Je n'ai fait qu'obéir.
— La boucle est bouclée. Vous adoptez exactement la même ligne de défense que les nazis au procès de Nuremberg.
Piqué au vif, Wheelan s'insurgea :
— Benjamin, je vous interdis !
— Si vous croyez que j'en ai quelque chose à foutre…
— Qu'auriez-vous fait à ma place ?
— Je n'aurais pas bu les belles paroles d'un petit-fils de tyran, lui-même assassin et voleur. Je n'aurais pas impliqué deux de mes anciens élèves dans mes délires pour les manipuler. J'aurais retenu les leçons que j'enseignais si fièrement aux autres. Et nous n'en serions jamais arrivés là !
Le vieil universitaire accusa le coup.
— Vous pensez en savoir plus long que moi sur la vie ?
— Certainement pas, mais ce n'est pas de vous que j'apprendrai ce qu'il me reste à découvrir. Est-ce qu'au moins, vous avez enfin ouvert les yeux sur votre petit protégé ? Êtes-vous désormais lucide sur sa nature et ses intentions ? Pensez-vous sérieusement qu'il se montrera tout à coup d'un humanisme exemplaire lorsqu'il aura réussi à reconstituer l'expérience ? Bon sang, réveillez-vous ! Aucun miracle n'est capable d'en faire un type bien. C'est un meurtrier, peut-être même s'en est-il pris à M. Folker, votre soi-disant ami !
— Robert ?
— De qui d'autre aurait-il pu apprendre l'existence des symboles cachés dans les pages du Splendor Solis ? Je vous parie que son « ami chercheur » n'est qu'un mensonge de plus.
Wheelan était abattu.
— Mon Dieu… J'aurais tellement voulu éviter tout cela.
À ces mots, Benjamin bondit.
— Pardon ? Vous ne comptez quand même pas me faire le coup de l'impuissance après m'avoir servi l'arrogance ? Que sont devenues vos envolées lyriques ? Où sont ces « êtres d'exception » qui se battent pour le futur et le progrès ?
Tout à coup très agité, Horwood fonça jusqu'au vieil homme. Redoutant de se prendre un coup, Wheelan se protégea le visage de ses bras. Benjamin se contenta de lui tourner le poignet pour vérifier l'heure à sa montre.
— Il nous reste un peu moins de sept heures avant que le soleil ne soit à nouveau en position au-dessus des miroirs. Denker a été très clair. Si nous ne lui donnons rien de concret, il continuera ses tentatives en risquant la vie de Karen. Faites ce que vous voulez, moi je vais chercher.
— Vous croyez que je compte me tourner les pouces ? J'ai déjà commencé.
Il désigna une pile de documents.
— Je vous ai sorti tous les comptes rendus des fouilles. Il ne manque rien. Vous avez la liste de ce qui a été découvert et les conclusions. Vous trouverez aussi la totalité des relevés d'expériences et d'analyses.
— Si seulement j'avais une idée de ce que je cherche…
Déterminé malgré l'ampleur de la tâche, Benjamin s'assit face à Wheelan et attira les dossiers à lui. Il prit le premier et s'y plongea.
82
Le vent ne dort jamais. Toute la nuit, venu du nord, il avait soulevé les flots, et c'est une mer déchaînée que l'aube étouffée par la couche nuageuse éclairait d'une grisaille uniforme et blafarde. Les récifs résistaient aux assauts de l'océan, brisant les charges incessantes des vagues les unes après les autres. À l'échelle d'un instant, dans le fracas des embruns, les rocs remportaient d'éclatantes victoires, mais quiconque connaît le pouvoir du temps sait qu'à long terme, la constance infinie du plus modeste des clapots finit toujours par avoir raison de l'apparente éternité du granit. Au fil des siècles, chaque camp gagne un jour ou l'autre.
Dans la bibliothèque, la grande table disparaissait sous les feuilles annotées. Le plateau de bois sur lequel Hitler avait fomenté ses plans d'invasion allait peut-être enfin servir à quelque chose de constructif.
Parfaitement réveillé malgré sa nuit blanche, Benjamin souleva un dossier, puis un autre, à la recherche du compte rendu des fouilles menées en 1942 par les sbires du Reich sur la nécropole royale d'Ur. Il n'avait que faire de la valeur historique pourtant importante de ces archives. Seuls lui importaient les indices qu'il pouvait en tirer. Lorsqu'il mit la main dessus, il feuilleta la liasse jaunie jusqu'à la liste des objets prélevés. Il parcourut les lignes… et en pointa une. Un petit sourire se dessina au coin de ses lèvres. Il se leva et, avec une ardeur renouvelée, chercha un autre inventaire qu'il avait consulté plus tôt. Il était épuisé, ses yeux le brûlaient, mais il n'avait ni l'envie ni le temps de ralentir. Plus que trois heures avant les prochaines expérimentations.