« Plus j'ai cherché, plus je me suis aperçu que nous autres, historiens, étions certainement passés à côté d'un fait. J'ai acquis l'intime conviction qu'il s'était produit quelque chose dans l'histoire qui avait installé l'or sur son piédestal au point de marquer à jamais l'inconscient de notre espèce. Qu'est-ce qui a convaincu les Espagnols de se lancer corps et âme, avec toute la violence possible, à la conquête d'un continent pour découvrir l'Eldorado ? Pourquoi les alchimistes voyaient-ils dans l'or la matière ultime vers laquelle devait tendre toute transmutation ? La cupidité et l'appât du gain ne suffisent pas à justifier de telles motivations. Alors j'ai concentré mes recherches sur cet hypothétique moment dans l'histoire de l'humanité où l'or serait tout à coup devenu autre chose qu'un métal précieux. À quelle époque, à quelle occasion a-t-il gagné son statut de matière divine ?
« En tâtonnant, en recoupant, j'ai réussi à remonter aux alentours d'une période située plus de deux millénaires avant notre ère. Puis j'ai progressivement resserré, étudié les usages, les représentations picturales, les utilisations et les présentations qui étaient faites de l'or. Et j'ai isolé une période charnière. Sur quelques décennies, j'ai pu constater de très nettes évolutions, marquant une rupture, comme s'il y avait eu un avant et un après. Plusieurs indices m'y ont conduit, dont une augmentation significative des moyens alloués à la sécurité entourant les mines et les gisements, mais aussi la volonté souvent agressive des grands de l'époque qui ont soudain tous cherché à faire main basse sur la plus grande quantité possible d'or. Leur ambition n'était pas l'enrichissement, parce qu'ils n'en faisaient pas commerce. L'or était conservé jalousement, stocké, ou porté sur eux. Leur but était de le posséder.
« Le phénomène est d'abord marqué sur tout le pourtour méditerranéen, là où s'est répandu en premier l'usage de l'or, mais aussi, de façon plus surprenante, ailleurs dans le monde. En recroisant ces informations avec d'autres, en travaillant sous cet angle, mon intuition n'a fait que grandir et se confirmer. Il est devenu évident qu'un tournant s'était produit dans la considération portée au métal jaune. Peut-être une découverte, peut-être un secret révélé, peut-être les deux, mais de toute façon quelque chose d'assez puissant pour résonner par-delà les frontières. Peu à peu, on constate ensuite qu'en voyant leurs maîtres vouer un culte à l'or, les peuples l'ont eux aussi adopté comme bien davantage qu'un métal qui ne s'oxyde pas et qui reflète comme aucun autre la lumière du soleil. C'est d'ailleurs après cette période que les divinités solaires se multiplièrent, dans de nombreuses cultures, sur différents continents.
Les mains de Maximilien Köhn tremblaient tant il était possédé par son récit. Desmond avait déjà eu l'occasion de voir des hommes bouleversés à ce point par un savoir qui remettait en cause des versions établies de longue date.
Le professeur continua :
— J'ai analysé des centaines de textes antiques, étudié d'innombrables sculptures, plaquettes d'argile, rouleaux antiques, bas-reliefs, poteries, médailles et gravures de toutes sortes. Sumériens, babyloniens, égyptiens, grecs… J'étais désormais à la recherche d'un événement précis, d'une célébration ou même d'un cataclysme qui, entre 2300 et 2200 avant notre ère, aurait eu un tel retentissement qu'il aurait auréolé ce métal extraordinaire pour l'éternité.
— Avez-vous trouvé ?
Le professeur inspira profondément et lâcha :
— Je le crois. Tout correspond.
Köhn ouvrit son dossier et présenta une feuille sur laquelle était maladroitement tracée une ligne de chronologie.
— La date mérite encore d'être précisée, mais il n'y a plus de doute. Pour nommer ce jour, les Sumériens ont inventé le mot qui devait plus tard désigner la notion de miracle. Les Grecs l'ont appelé « la première aube », les Égyptiens « la foudre des Dieux », les Latins en tireront le mot « aurore ».
« Tout a commencé sous le règne du roi sumérien Ur-Nammu, en Mésopotamie. À cette époque, la science était l'apanage des prêtres, et les croyances faisaient partie intégrante du processus de recherche. Je ne sais pas exactement encore qui du roi ou de son fils, Shulgi, convia les puissants et les sages de son temps à assister à une expérience jugée suffisamment importante pour concerner chaque être vivant, au-delà des clivages politiques. Des études seront encore nécessaires, mais je suis en mesure d'avancer que devant cette assemblée, l'expérience impliquant sans doute beaucoup de lumière tourna mal. Les dégâts furent considérables sur l'instant, engendrant terreur et mort. Les effets ne s'arrêtèrent pas à ce funeste jour. Dans les mois qui suivirent, beaucoup des témoins de ce prodige succombèrent, comme frappés d'une terrible malédiction. Si j'en crois ce que j'ai pu comprendre, il s'avéra que seuls ceux qui étaient protégés par de l'or survécurent.
— Fascinant.
— Ce drame donna corps à la crainte ancestrale d'une colère divine qui pouvait prendre la forme d'une boule de feu ou d'un éclair mortel. L'événement crédibilisa aussi la capacité de l'or à protéger ceux qui en portaient. C'est ainsi que, même au prix de lourdes pertes, les princes de Haute-Égypte lancèrent leurs troupes sur les Hyksôs pour s'approprier leurs réserves, et du même coup leur pouvoir. C'est pourquoi Cortés mit l'Amérique à feu et à sang afin de localiser la mythique Cité d'or. C'est à cause de ses prétendues vertus que les reines s'abreuvaient de sirops contenant des paillettes comme élixir de jouvence. Cela explique aussi pourquoi les Germains enterraient leurs chefs avec une pièce d'or dans la bouche alors que déjà, des siècles plus tôt, les pharaons multipliaient les amulettes et les masques dans cette matière. En une tragédie, l'or se révéla comme le seul moyen d'échapper au courroux des dieux. Même si le secret du drame fut préservé, en quelques siècles, les leçons de ce spectaculaire accident se répandirent, adoubant l'or comme ultime bouclier. Plus qu'un bien, il devint un refuge, une matière que même les divinités respectent. Puis au fil des siècles, les découvertes des spécificités techniques sont venues renforcer cette aura. Il n'en fallait pas plus.
Maximilien Köhn acheva son exposé épuisé, comme sortant d'une transe.
— Remarquable, professeur, murmura finalement Desmond.
— Merci, monsieur. Vous êtes le premier avec qui je partage cela. Ne ressentez-vous pas vous aussi cette fièvre de l'or mystique ? J'espère que mon emballement n'a pas trop embrouillé mes propos.
— Pas le moins du monde.
Neville Desmond était réellement impressionné, mais il connaissait déjà la plus grande partie des faits évoqués par Köhn. Si l'universitaire autrichien avait brillamment triomphé du jeu de piste, il n'était pas le premier à le faire. Desmond devait maintenant lui poser la seule question qui importait.