— Tout à fait.
Fanny se mordit la lèvre et regarda Benjamin avec embarras.
— Alors vous n'êtes pas en couple… Quelle cruche ! Je suis navrée, j'ai cru que…
— Aucune importance.
— Il n'y a que toi pour arriver pile au même moment que la personne que j'attends, Benji ! Tu as le chic pour les hasards impossibles !
— Le hasard n'y est pour rien, Fanny. Je travaille pour miss Holt dans un service-dont-on-ne-peut-prononcer-le-nom-sans-être-pétrifié. Et j'ai l'honneur de t'informer que tu vas subir le même sort. Dans quelques secondes, Karen ici présente va t'annoncer que son patron s'est mis d'accord avec le tien pour que tu laisses tout tomber et que tu nous rejoignes. Inutile de protester, inutile d'expliquer que tu as ta vie. Tes projets, ils n'en ont rien à foutre. Puis, si tu es gentille, elle te donnera un téléphone — dont cette fois j'aurai le numéro — et tous ensemble, nous irons ramasser des détritus dans les rues qui sont comme notre monde.
Fanny le dévisageait avec une expression qu'il avait déjà malheureusement trop vue et qui lui avait coûté une bonne part de sa crédibilité. Le fait que Karen se mette à rire n'arrangeait pas les choses. Il pivota vers elle.
— Finalement, vous trouvez que mes improvisations ne sont pas si nulles ?
— Non, ce n'est pas ça. Quand j'étais petite, j'avais un hamster qui s'appelait Benji.
Ben ne se démonta pas pour autant.
— Dis-moi, Fanny, toi qui vis avec un commando, as-tu déjà sauté toute nue dans la Seine avec lui ?
19
Ben courait le plus vite possible, mais cela n'allait pas suffire. Il avait beau jeter ses dernières forces dans la bataille, ni ses jambes ni ses poumons ne suivaient. Le chemin défilait toujours devant lui mais il le voyait de plus en plus flou. Ses tempes battaient. D'un instant à l'autre, il risquait de s'effondrer. Considérant tous les dangers dont il avait pris conscience ces derniers temps, il ne se serait jamais imaginé crever aussi bêtement. Chienne de vie.
— Elle est géniale cette salle de sport, lança Fanny qui, pour sa part, tenait parfaitement le rythme sur le tapis de course voisin.
Sa foulée était longue, régulière. Sur l'écran géant installé devant les postes de running, elle jubilait de voir le parcours sélectionné défiler au rythme de ses pas.
— On a vraiment l'impression d'y être, tu ne trouves pas ? s'enthousiasma-t-elle. On en oublie l'effort !
Ben grimaça. Même devant le panorama enchanteur de ce petit sentier surfant sur la crête de collines verdoyantes, il ne risquait pas d'oublier ce qu'il endurait. Chaque contraction de muscle, chaque flexion de n'importe laquelle de ses articulations lui coûtait. L'idée même que des gens soient allés courir en filmant leur trajet pour que d'autres puissent s'y croire en galopant sans avancer le laissait perplexe.
Plus loin dans la salle, Karen s'entraînait également. Pas d'images devant elle, mais un casque sur les oreilles. Elle était déjà lancée lorsque Fanny et Horwood étaient entrés dans le centre d'entraînement des agents installé au deuxième sous-sol du quartier général londonien de l'agence.
Miss Holt courait avec l'efficacité d'une machine. Aucune variation de vitesse, pas de trace de sueur. Malgré le rebond de ses enjambées, sa tête restait parfaitement stable, exactement comme celle d'un guépard lancé aux trousses d'une gazelle. Aucun indice ne permettait de déduire si elle avait commencé son marathon depuis une demi-heure ou seulement quelques minutes. Le cas de Ben était bien différent : tout indiquait qu'il avait entamé sa séance depuis plus de trois heures alors qu'il venait à peine de s'y mettre.
L'espace d'un instant, Benjamin imagina Holt et Chevalier faisant la course. Dans son calvaire, l'idée lui arracha un sourire. Même si voir Fanny l'emporter lui aurait fait plaisir, objectivement, il aurait été plus raisonnable de tout miser sur Karen.
Fanny finit par atteindre le sommet du dernier relief et s'arrêta en expirant profondément.
— Demain, j'irai courir dans les Alpes. J'ai vu qu'il existait un programme sur les contreforts du mont Blanc. Tu viendras avec moi ?
Benjamin n'avait plus assez de souffle pour répondre. Il gambergeait déjà, essayant de s'inventer toutes les excuses possibles afin de ne plus jamais avoir à cavaler, même en compagnie de Fanny, devant ces images idylliques.
La jeune femme descendit de son tapis et attrapa une serviette pour s'éponger le visage. Elle se montrait très à l'aise dans cet environnement, détendue, et elle commença ses étirements à côté d'un type taillé comme un dieu grec portant un T-shirt de la Sandhurst Royal Military Academy.
Ben était surpris — pour ne pas dire bluffé — par la façon dont son ancienne partenaire d'études s'était adaptée à l'univers ultra sécurisé du bâtiment officiel.
Elle jeta une serviette à Benjamin qui, toujours appuyé à la rambarde de sa machine, l'observait.
— Rien de tel qu'une bonne course pour bien commencer la journée.
— Parle pour toi !
— Quand il fait beau, à Paris, je cours dans les jardins du Luxembourg.
Fanny passa en revue les différentes machines de musculation disponibles.
— Ils sont bichonnés ici. Je crois que je vais y prendre goût.
La remarque décontenança un peu plus Horwood. Depuis son arrivée, la jeune femme ne semblait impressionnée par rien, ni par la série de vols ahurissants, ni même par la rencontre avec le boss de Karen.
— Tu vas y prendre goût ? Vraiment ?
— Pourquoi bouder mon plaisir ? Être consultante sur ces affaires me change de la routine de Cluny. Franchement, j'adore mon poste. J'ai la chance de voyager, j'étudie des pièces de premier ordre et je rencontre des gens passionnants, mais prendre un peu le large me fait du bien.
Ben faillit lui répondre que lui regrettait la routine de son emploi. Il hésita même à lui confier que toutes ces histoires commençaient à l'inquiéter. Mais il préféra se taire pour ne pas ajouter une pierre de plus à sa statue de clown.
20
Ben ne s'éternisa pas sous la douche et prit bien soin de fermer son peignoir en quittant la salle de bains. Prudent, il passa la tête dans le salon avant d'aller s'habiller, afin de s'assurer que personne ne s'y était embusqué pour le surprendre.
Devant sa maigre réserve de vêtements propres, pour la première fois depuis bien longtemps, il prit le temps de s'interroger sur ce qu'il allait mettre. Cette fois, pas question d'attraper ce qui se présentait sur le haut de la pile sans réfléchir. Il opta pour une chemise apportée par Karen.
Coiffé, rasé de près, il vérifia son allure dans le miroir du salon. L'idée n'était pas de se rassurer, encore moins de s'admirer, mais plutôt d'éviter le pire, comme lorsqu'il s'était présenté à son premier rendez-vous avec le conseil de direction du British Museum, l'étiquette de sa veste neuve encore suspendue à sa manche. Personne n'avait retenu un seul de ses propos, mais chacun de ceux devenus depuis ses collègues se souvenait encore de sa dégaine et ils le charriaient régulièrement. Toujours retirer les étiquettes pour éviter de s'en faire coller une…
Ayant rectifié son col, Ben se consacra au pan de mur du salon dont il avait pris possession. Sur une immense carte du monde occupant presque toute la surface, il avait punaisé des petites fiches pour localiser et synthétiser chaque affaire d'un seul coup d'œil. Chacun des bristols consignait la nature du ou des objets dérobés, la date du forfait, le nombre éventuel des victimes et quelques annotations personnelles. La fiche concernant les pages manquantes du Splendor Solis ne comportait pas de date, mais un gros point d'interrogation.