La troupe allemande était lourdement armée et équipée, avec notamment du matériel permettant de creuser et de consolider des fouilles souterraines. Nul n'a pu déterminer depuis combien de temps cette expédition était sur place, ni si elle avait auparavant fouillé les pyramides et temples voisins. Il semble cependant que des percements conséquents aient été effectués dans les fondations du mastaba d'Ouserkaf-ânkh, qui bien que n'étant que le responsable des recherches et des travaux du roi Niouserrê, a bénéficié des mêmes honneurs funéraires que la famille régnante.
À titre officiel, aucun des captifs n'a expliqué sa présence, ni avoué le but de sa mission. Il n'a pas été possible de découvrir pour le compte de qui ce groupe opérait alors que l'état-major allemand était démantelé depuis des mois et la guerre perdue pour eux. Quatre des soldats appréhendés se sont suicidés dès les premiers jours de leur captivité, utilisant les mêmes poisons que les plus proches collaborateurs d'Hitler et Himmler.
Note : Demander une vérification via les archives du Special Operations Executive qui, selon les procès-verbaux français, a géré l'affaire jusqu'à sa dissolution en juin 1946. Que sont devenus les captifs survivants ? Qu'est-il advenu des documents et des biens saisis ?
Karen Holt reposa la feuille que Ben venait de lui soumettre.
— Qu'en dites-vous ? demanda celui-ci.
— Le professeur Wheelan n'a jamais fait mention de cet épisode pourtant troublant. Des soldats du Reich, libres, pratiquant des fouilles plusieurs mois après leur défaite…
— L'évocation d'un responsable de recherches inhumé avec tous les honneurs dus à ses maîtres ne vous fait penser à rien ?
— Si. Au savant auquel Masato Nishimura a fait allusion, celui dont la tombe digne d'un pharaon a été retrouvée dans la vallée des Rois. Qui étaient ces hommes pour se voir accorder de telles faveurs dans leur voyage vers l'au-delà ?
Ben récupéra la note de Wheelan et demanda :
— Karen, pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque votre service a été créé, il était rattaché au SOE, n'est-ce pas ?
— Exact.
— Vous avez sans doute un moyen d'accéder à leurs archives…
— Vous souhaitez que je cherche ce que sont devenus ces captifs allemands et leurs effets personnels ?
— S'il vous plaît. Mais avant, j'ai besoin que vous me répondiez sur un point. Soyez franche.
— Comptez sur moi.
— S'il vous arrivait de découvrir des éléments intéressants mais classés confidentiels, en parleriez-vous au modeste civil que je suis ?
— Vous avez un doute ?
— Pas à votre sujet, mais vis-à-vis de votre hiérarchie.
— Ne vous en faites pas, je décide seule de ce que je fais des informations dont je dispose.
Après une pause, elle reprit :
— Benjamin, puisque nous en sommes aux questions directes, je vous ai entendu discuter hier soir avec Fanny…
— Vous nous espionnez ?
— Je me contente d'écouter deux enquêteurs qui travaillent pour nous. Vous n'aviez pas l'air d'accord sur la façon de considérer les artéfacts volés.
— Il est naturel de ne pas toujours partager le même point de vue. Surtout face à des sujets aussi inhabituels que ceux-là. Mais comme nous, Fanny a noté que deux points étaient communs à la plupart des objets.
— Elle a en effet parlé de la lumière et de ce que vous appelez l'« Art Royal ». Mais j'ai cru comprendre que Mlle Chevalier ne prenait pas vraiment l'alchimie au sérieux…
— Ce n'est pas si simple. Durant nos travaux sur les reliques sacrées, Fanny a toujours pris soin de rester pragmatique. Elle a adopté un angle cartésien sans prendre en compte les croyances qui pouvaient y être rattachées.
— Et vous ?
— Je suis sans doute plus intuitif qu'elle. Étudier l'histoire m'a permis de prendre conscience d'un trait fondamental chez les humains : tout ce qu'ils ont accompli de plus grand, de plus fort, dans le positif comme dans le négatif, ils l'ont fait parce qu'ils croyaient en quelque chose. Je suis convaincu qu'il est impossible de tenter de comprendre l'histoire si nous ne tenons pas compte des rêves et des espoirs de ceux qui l'écrivent. On dit souvent que la foi soulève des montagnes. Je serais tenté d'ajouter qu'à mon sens, il n'y a qu'elle qui en soit capable. Qu'elle naisse pour un dieu, pour une idée ou une vision, la foi n'est pas une circonstance. Elle constitue le plus puissant des moteurs. L'approche de Fanny n'en est cependant pas moins bonne pour autant. Elle est complémentaire de la mienne. Sa façon d'appréhender les choses a souvent été un gage d'objectivité. Fidèle à cette logique, Fanny a toujours perçu l'alchimie au prisme des analyses officielles que la science moderne s'est efforcée d'imposer : une folie ésotérique, un bricolage chimico-mystique réduit à des images simplistes. Ses détracteurs avaient tout intérêt à dénigrer l'Ars Magna et ils ont réussi. Leurs descendants règnent aujourd'hui en maîtres.
— Vous y croyez donc ?
— En alchimie, croire ne sert à rien, car il s'agit d'abord de chercher. Dans sa grande vanité, l'homme se prétend capable de tout comprendre et rejette ce qui lui échappe. C'est ainsi que l'alchimie s'est vue reléguée au rang de délire occulte servi par des fous ou des charlatans qui ne rêvaient que de vie éternelle ou de fortune magique issue de plomb changé en or. J'ai pourtant du mal à croire qu'à travers les siècles, d'innombrables puissants et des visionnaires aient tant donné, tant sacrifié pour des chimères. Depuis qu'il est capable de penser, l'homme s'est toujours interrogé sur l'univers et la place qu'il y occupe. Les premières civilisations ont observé tout ce qui était à leur portée, puis expérimenté pour tenter de reproduire et de maîtriser. Leurs découvertes se sont toujours accompagnées de l'idée que ce monde ne pouvait être que l'œuvre d'un architecte supérieur. Chaque civilisation en son temps a tenté de personnifier ce créateur et de le nommer. La compréhension des arcanes de la vie ne pouvait alors se faire qu'en se soumettant aux règles imposées par celui ou ceux qui nous avaient créés, quels qu'ils soient.
« Depuis les toutes premières civilisations et pendant des millénaires, l'idée d'élever l'homme en lui donnant le pouvoir sur la nature s'envisageait dans le respect de l'Esprit qui nous a offert la vie. Le savoir et la spiritualité étaient alors indissociables. Le progrès devait naître dans l'harmonie. L'alchimie marque l'aboutissement de cette philosophie, de ces savoirs accumulés en Asie, au Moyen-Orient, au cours des siècles, par des penseurs et des chercheurs qui l'ont conduite à son apogée en Europe, où elle sera ensuite si décriée. L'alchimie ne pousse pas ses initiés à se prendre pour Dieu, mais à chercher de façon pure le moyen d'utiliser l'éventail des possibles pour repousser nos limites. Cela passe par la découverte de lois naturelles qui nous échappent. La pierre philosophale symbolise la quête d'une vie éternelle qui nous permettrait de conjurer notre condition de mortels en nous donnant le temps d'acquérir assez de savoir. Transmuter le plomb en or, c'est partir du « vulgaire » pour l'élever vers le meilleur. Seuls les médiocres qui ont voulu anéantir une approche qui les dépassait ont pris ces images au pied de la lettre. Ils ont méprisé l'alchimie, l'ont renvoyée au rang de folklore ésotérique — ils sont même parvenus un temps à la rendre suspecte et diabolique.
« Peu à peu, ces nouveaux adeptes de la science ont délaissé le spirituel pour ne plus se concentrer que sur le matériel. Certains hommes ont ainsi fini par se croire plus forts que la nature et par se prendre pour des dieux capables de commander aux éléments. Ces apprentis sorciers modernes ont traité ceux qui les remettaient en cause de magiciens sataniques. Le professeur Wheelan avait une théorie très intéressante sur ce point : il expliquait qu'après des décennies de dérives progressives, tout s'était joué lors de la révolution industrielle, lorsque la soif de profit avait pris le dessus sur tout autre idéal. Il nous répétait souvent : “La spiritualité et sa fille, la moralité, ont été assassinées par l'orgueil et son fils, l'appât du gain.” »