— Vous le pensez aussi ?
— Comme tous ses étudiants, il m'a influencé, c'est certain. Mais comme vous, je m'efforce d'utiliser les informations que je détiens selon ce que je crois. L'alchimie est une voie séduisante vers la connaissance. La façon dont elle a été pratiquée porte en elle-même les limites des époques et de ceux qui s'en sont emparés. Pourtant, malgré toutes les formes qu'elle a pu prendre et ce que l'on a pu en dire, l'alchimie reste sans doute la forme d'élévation la plus exigeante pour celui qui prétend approcher les secrets de la matière. Ce n'est pas de la magie. Ce n'est pas une religion. Elle permet d'associer ce que nous avons appris depuis des millénaires au plus pur de notre conscience.
— Le sujet me fascine, murmura Karen. Ça me remue et je veux y croire.
— L'Art Royal fait souvent cet effet-là à ceux qui le découvrent.
— Je regrette d'autant plus que cette démarche ne puisse pas trouver sa place dans le monde d'aujourd'hui.
— Détrompez-vous, Karen. Vous touchez au cœur du problème. On nous matraque qu'aucun autre système que celui qui est en place ne serait bon pour nous. On nous fait croire que les vraies idées et les remises en cause mettent en péril notre petit confort quotidien. Partout, on nous abreuve de sujets futiles qui nous accaparent au point de nous faire oublier l'essentiel. On déforme notre nature jusqu'à menacer nos vies. La rue dont vous vous sentez responsable n'existe que parce que des femmes et des hommes ont su s'approprier les lois naturelles sans les trahir. Le savoir le plus simple, utilisé avec humanité, constituera toujours notre meilleure chance de survie. Aucune leçon n'est plus puissante que celle puisée dans la nature. Qu'on le veuille ou non, l'esprit de l'alchimie est partout et ses fruits sont éternels. Aucun des apprentis sorciers avides de nous vendre leurs prétendues prouesses ne pourra surpasser le plus humble des potiers, qui en mélangeant la glaise et l'eau, puis en exposant le tout au feu, obtient un résultat capable de résister à l'eau comme au feu.
22
Debout devant la grande carte murale, Fanny désigna une fiche punaisée sur Paris, puis une autre sur la Silicon Valley californienne.
— Le fait qu'ils s'attaquent aussi à des inventions scientifiques de pointe nous éloigne de la piste des trafiquants d'antiquités.
Assis sur un coin de table, Ben commenta :
— Pourquoi ? Ils pourraient simplement avoir besoin de ces innovations pour étudier leurs butins. S'ils veulent en percer les secrets, la recherche de technologies dernier cri est cohérente.
— Peut-être, mais imagine que leur ambition ne soit pas de collectionner ces artéfacts, mais de les rassembler comme un tout qui aurait été dispersé au fil du temps.
— Possible pour certains, mais beaucoup proviennent d'époques, de civilisations et de lieux très distincts…
— Mais tous sont liés à la lumière et à un savoir qui transcende les siècles. D'autre part, d'après ce que j'ai pu constater, beaucoup de ces objets sont des outils nés de la science et non de cultes religieux. Aucun d'eux n'est sacré comme pourrait l'être le Saint Suaire ou ce genre de choses. Le fétichisme semble donc à exclure. À mon avis, ce n'est pas le divin qui est convoité à travers eux, mais une capacité matérielle.
— Pourquoi pas ? Considérons cette hypothèse. L'important ne serait donc pas ce que sont ces objets, mais ce qu'ils permettent de faire.
— Les pages du Splendor Solis, les rouleaux de l'empereur Nintoku, le codex dérobé au spécialiste espagnol, et même le bréviaire de Sylvestre II volé au Vatican s'intègrent parfaitement dans cette approche. Tous pourraient potentiellement contenir des données directes ou indirectes sur ces artéfacts. Leur description, leurs secrets de création, leur utilité… Ou même leur localisation, pour ceux que les voleurs n'auraient pas encore réussi à se procurer.
En contournant la table pour rejoindre le canapé, Fanny effleura Ben. Pendant un bref instant, il se trouva suffisamment proche pour sentir son parfum fleuri. Benjamin savait que la jeune femme ne l'avait pas frôlé par jeu. Fanny était incapable de ce genre de manœuvre. Par contre, il aurait bien voulu qu'elle sache ce que cela provoquait en lui et qu'elle le lui épargne — ou mieux encore, qu'elle le fasse volontairement.
Fanny s'installa dans le canapé et, s'étirant langoureusement, demanda :
— Te souviens-tu d'un soir, dans ta piaule, quand on préparait notre mémoire ?
— Il y en a eu plus d'un…
— Nous étions plongés dans nos recherches, stupéfaits de constater le nombre hallucinant de textes anciens qui mentionnent des objets, des matières ou des êtres capables d'accomplir des prodiges. Nous avions alors discuté de la définition des miracles à travers les âges.
Ben s'en souvenait parfaitement : c'était l'un des tout premiers moments où il avait réalisé que la relation de travail et de vie avec Fanny correspondait exactement à ce qu'il imaginait du bonheur. Il se remémorait tout, leur enthousiasme partagé, le fait qu'il y en avait toujours un pour finir la phrase de l'autre… Il se rappelait aussi très bien que sa chambre était minuscule et qu'ils étaient obligés de se tenir très près l'un de l'autre parmi les innombrables livres ouverts… Il fit un effort surhumain pour ne rien laisser paraître de ce que ce souvenir ravivait.
— Maintenant que tu m'en parles, ça me revient, dit-il d'un ton qui se voulait détaché. C'était sympa.
— Cela nous avait tellement impressionnés que nous avions même songé à changer le thème de notre thèse.
— C'est vrai, et le fait est que cela aurait aussi donné un excellent sujet.
Fanny secoua la tête en riant.
— C'est ce bougre de Wheelan qui a refusé. Paix à son âme, il pouvait quand même être incroyablement buté !
Puis sur un ton plus doux, elle ajouta :
— Tu sais, Benjamin, je suis allée à son enterrement parce que je l'aimais bien, mais surtout parce que j'espérais t'y revoir.
Chaque fois qu'elle parlait d'eux sérieusement, Fanny ne l'appelait plus Benji. Cela n'arrivait pas fréquemment. La dernière fois, c'était pour lui annoncer qu'elle vivait en couple et qu'ils se verraient désormais moins.
Il ne devait surtout pas se laisser entraîner sur un terrain qu'il ne maîtrisait pas. Horwood se redressa et s'éloigna de la table, à la fois pour tenter de se débarrasser des sentiments qui commençaient à l'entourer comme des lianes et pour remettre de la distance entre Fanny et lui, même si ce n'était que de quelques mètres. Parfois, on est à cela près. Ben avait toujours eu du mal à gérer ses réactions dès que les enjeux devenaient trop personnels. Surtout ne rien dire, et mieux encore, ne rien penser. Encore une fois, son salut résidait dans son aptitude à se cantonner à une relation strictement professionnelle.
Il se concentra sur les fiches, passant de l'une à l'autre. Il s'attarda sur celle concernant le casque babylonien du roi Meskalamdug, fine coiffe d'or magnifiquement ciselée englobant entièrement le crâne, dont l'original conservé au musée de Bagdad avait été remplacé par une copie démasquée un an plus tôt. Un casque que le roi portait y compris dans ses appartements privés, trop fin pour protéger d'un choc mais recouvrant même les oreilles.