— Nous avons 250 000 au téléphone. Nous arrivons désormais dans les sommes dignes de cette pièce extraordinaire. Qui dit mieux ?
Le commissaire-priseur désigna soudain un candidat proche de Ben. Horwood pivota aussitôt pour découvrir qui venait d'enchérir. Il s'aperçut, stupéfait, que Fanny avait la main levée.
— Mais qu'est-ce que tu fais ?
— Je ne sais pas ce qui m'a pris… J'achète souvent pour le musée. Un réflexe.
Dreyer fixait la jeune femme. L'Asiatique relança l'offre, mais fut rapidement dépassé par les deux enchérisseurs au téléphone, puis par la femme en tailleur. Dreyer se manifesta à nouveau. 320 000. L'émir lâcha l'affaire, mais l'Asiatique et la femme n'étaient pas décidés à renoncer. L'un des assistants au téléphone indiqua que son client abandonnait. Dreyer monta à nouveau. L'Asiatique poussa jusqu'à 400 000, la femme en beige jusqu'à 420 000 et Nicholas Dreyer à 470 000. Mais il ne l'emporta pas. Le marteau du commissaire-priseur s'abattit après l'ultime offre de celui qui avait été le premier à lancer l'escalade par téléphone.
— C'est donc un acheteur souhaitant garder l'anonymat qui emporte le lot numéro 17 pour la superbe somme de 500 000 dollars, représentant dix fois la mise à prix ! Notre record du jour !
Un assistant retira le cristal avec précaution alors que l'autre apportait déjà le lot suivant.
Presque aussitôt, Dreyer quitta la salle. Ben allait se lever pour le suivre, mais Karen le stoppa dans son élan en lui posant la main sur la cuisse.
— Ne bougez pas, monsieur Horwood. Laissez faire les professionnels.
25
Dans le jet, sur l'écran de l'ordinateur portable, l'agent Holt avait juxtaposé les photos du cristal volé au Caire et de celui qui venait d'être vendu aux enchères à Johannesburg.
— Les proportions et les structures sont identiques, nota Fanny, mais les deux pierres sont différentes. La transparence et la nuance de teinte varient. Mes compétences en minéraux sont très limitées, il nous faudrait l'avis d'un expert pour identifier leur nature, leur valeur et leur provenance.
— Je sais où trouver un spécialiste, annonça Karen.
— Si l'on se fie à la trace laissée dans la poussière du kofun et à l'empreinte dans l'excavation de l'église d'York, récapitula Ben, on peut à présent supposer qu'il existe quatre de ces objets.
— Rien ne dit qu'il n'y en a pas d'autres, fit remarquer Fanny.
— Possible.
— Nous savons aussi de façon certaine que trois d'entre eux n'avaient pas vocation à ressortir des lieux où ils étaient enfermés, ajouta-t-elle.
— Tous étaient très éloignés les uns des autres, commenta Karen. Un enterré en Angleterre, l'autre scellé dans une sépulture au Japon, et le troisième enseveli dans la vallée des Rois. Peut-être les études commandées par Oppenheimer nous apprendront-elles d'où provient le sien si nous arrivons à y avoir accès ?
Ben se focalisa soudain sur deux photos. Un détail venait de lui sauter aux yeux.
— Avez-vous remarqué les symboles gravés sur les arêtes ? Sur chacun des deux spécimens, on retrouve des séries qui se ressemblent, mais l'ordre de certains éléments varie.
Il désigna une séquence et fit défiler les photos pour vérifier tous les angles.
— Ce petit éclair, par exemple, n'est présent que sur une seule des pyramides. Par contre, cette croix est intercalée sur chacun des montants, mais jamais au même endroit.
— Tu as raison, acquiesça Fanny. Dès notre arrivée, j'effectuerai un relevé du plan des gravures pour comparer précisément.
Elle considéra les deux colonnes de clichés et ajouta :
— Je ne sais pas si vous serez d'accord avec moi, mais tout semble indiquer que ces artéfacts sont l'œuvre des mêmes créateurs. Avoir un regard sur les deux autres exemplaires serait d'autant plus intéressant.
— On va relancer notre contact à l'Agence impériale japonaise, promit Karen, mais je parie que Nishimura va encore nous opposer le même argument : eux traquent les profanateurs et ne se sentent pas concernés par notre enquête. Pourquoi partageraient-ils un savoir qu'ils considèrent comme un héritage sacré et secret ? Ils ne comprennent même pas après quoi nous courons.
— Nous non plus…, ironisa Ben.
Il s'assit sur l'accoudoir d'un fauteuil et s'interrogea à voix haute :
— Une question me taraude : pourquoi ceux qui ont fabriqué ces pièces se sont-ils donné le mal d'associer des caractères issus de différentes civilisations ?
Après un bref silence, Fanny proposa :
— Pour être compris par toutes ?
— Et d'après toi, quel type de déclaration aurait pu mériter d'être délivrée aussi largement ?
L'historienne réfléchit un instant.
— Peut-être un message du même genre que celui que les Américains ont envoyé vers l'espace avec les sondes spatiales Pioneer et Voyager : une plaque avec des pictogrammes accompagnés de mots et d'œuvres tirés de différentes cultures. Du fond des âges, ceux qui ont conçu ces cristaux ont peut-être voulu envoyer un signe de fraternité, ou expliquer qui ils étaient.
Karen intervint :
— À moins qu'il ne s'agisse d'un avertissement, d'une mise en garde. Ils ont peut-être voulu signaler ou annoncer un danger.
— L'hypothèse est loin d'être stupide…, approuva Ben.
— Trop aimable.
— … Mais il aurait fallu que la menace soit si forte que l'existence même de l'espèce humaine s'en trouve menacée. Déjà en ces temps reculés, tout savoir était instrumentalisé pour assurer la suprématie d'un pouvoir, et aucun monarque n'aurait pris le risque de le partager à moins d'être convaincu qu'il n'y survivrait pas lui-même.
Karen raisonna :
— Une catastrophe naturelle ? Une maladie ? Un poison ?
— Ou alors un secret, répliqua Ben. Un secret aujourd'hui convoité par ceux qui sont prêts à tout pour l'utiliser.
Fanny posa sur son collègue un regard admiratif qu'il ne remarqua pas. Elle se leva et alla rejoindre les agents qui, à l'autre extrémité de la cabine du jet, s'affairaient à identifier les participants aux enchères.
— Du neuf sur l'identité de l'acheteur ?
— On est dessus. L'appel de l'enchérisseur vainqueur a été passé depuis un cabinet d'avocats à Zurich, mais cela ne prouve pas qu'il s'y trouvait ou même qu'il réside dans la ville. Par contre, nous avons quasiment bouclé l'identification des autres.
Karen et Ben les rejoignirent. L'agent désigna son écran :
— On a récupéré les images de télésurveillance de l'hôtel. Nous en avons extrait des captures exploitables de presque tous les participants. Nous avons écarté certains des individus dont les profils n'ont aucune chance de correspondre. Nous nous sommes attachés à ceux pouvant présenter des zones d'ombre ou des incohérences dans leur parcours. Voilà ce que ça donne.
Il fit défiler des portraits, tous pris de haut, en noir et blanc et avec une définition acceptable, en expliquant :
— L'Asiatique est un marchand d'art réputé dans son milieu. Basé à New York, il s'est spécialisé dans les objets à connotation ésotérique. L'authenticité de ce qu'il vend très cher, souvent à des pigeons fortunés, a plusieurs fois été remise en cause. L'émir est koweïtien. Il collectionne tout ce qui concerne la civilisation égyptienne. Il ne regarde pas à la dépense mais ne conserve presque rien pour son plaisir personnel. Apparemment, il se sert de ses acquisitions comme cadeaux destinés à ceux avec qui il veut faire affaire. La femme en tailleur est brésilienne, intermédiaire dans des transactions qu'elle effectue pour le compte de grands musées. Il semble que cette fois, elle ait été mandatée par une fondation suisse.